Chaîne de causalité ?
Dans le précédent article du 03/02/2016, j’ai considéré que nous devrions nous émanciper de la référence systématique au principe de causalité. En fait, bien réfléchi, nous nous en passons déjà, pas par volonté d’émancipation mais par obligation parce que dans certaines situations nous ne pouvons pas raisonner valablement en nous en tenant à ce principe.
J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer la frustration de H. Lorentz qui, au moment de l’avènement de la mécanique quantique, au début du 20e siècle, enseignait un matin de la semaine le rayonnement de l’électron soumis à une trajectoire courbe et qui le lendemain matin dans le même amphi, enseignait les propriétés physiques de l’atome d’hydrogène. Dans ce cas de figure l’électron ‘gravitant’ autour du proton ne rayonne pas. Cette situation fut dépassée lorsqu’il fut compris que l’atome d’hydrogène en soi ne pouvait pas être considéré comme une simple addition d’un proton et d’un électron. Certes le proton est un objet quantique avec les propriétés qui le caractérisent, il en est de même de l’électron. La bonne mesure pour penser l’atome d’hydrogène c’est de considérer qu’il est aussi un objet quantique indépendamment de ceux qui le constituent. Dès que ce saut (quantique) conceptuel est franchi on est en mesure de raisonner scientifiquement dans le cadre de la mécanique quantique sur les propriétés de l’atome d’hydrogène.
Pourtant, aucune explication atténuante ne fut proposée et n’est proposable à la frustration de Lorentz. On ne peut pas expliquer pourquoi dans l’atome d’hydrogène l’électron ne rayonne pas, aucune cause de ce changement de propriété physique ne peut être mise en avant, si ce n’est que nous changeons d’échelle. C’est à cause de l’acceptation du concept : atome d’hydrogène, objet quantique en soi que nous pouvons raisonner en tant que physicien notamment sur la cause de l’émission ou de l’absorption de photon à telle longueur d’onde plutôt qu’à une autre.
Avec l’avènement de la mécanique quantique nous avons été amenés, empiriquement, par pragmatisme, à aménager la référence au principe de causalité au point même de le laisser de côté pour continuer de rendre compte des phénomènes physiques observés et de les formuler mathématiquement.
Ainsi en janvier 1920, Einstein écrivait à M. Born : « L’absorption et l’émission quantiques de la lumière pourront-elles jamais être comprises conformément à l’exigence d’une causalité complète ? Je dois admette que je n’ai pas le courage de ma conviction. Mais j’aurais beaucoup de peine à renoncer à la causalité complète. » Cette inquiétude vertigineuse d’A. Einstein est relative à ses travaux durant les quelques années précédentes sur le mode spontané et stimulé d’émission de la lumière. En 1917, la certitude de la validité de la loi de Planck était complète et elle était donc devenue la référence pour vérifier si tout autre raisonnement que celui empirique de Planck était juste. C’est ce qu’entreprit Einstein en 1917 et pour se trouver en accord avec Planck il fut obligé de postuler l’existence d’un processus d’émission stimulée en plus l’émission spontanée. Ce postulat a des conséquences remarquables puisque le S du mot LASER (qui est un acronyme) provient de Stimulée. De plus la lumière stimulée a les mêmes propriétés quantiques que la lumière qui l’a stimulée. Aucun raisonnement s’appuyant sur le principe de causalité ne peut expliquer les phénomènes d’émission spontanée, stimulée, seul le raisonnement et l’évaluation statistiques empiriques fournissent des résultats en parfait accord avec la loi de Planck. N’oublions pas que Rutherford avait en 1900 aussi ouvert le chantier en proposant la loi de la radioactivité avec la formule exponentielle typique des phénomènes aléatoires.
Donc nous constatons qu’il y eut des précédents et quand il le fallut le principe de causalité fut contourné même par ceux qui ne le voulaient pas a priori.
De D. Lecourt (Dictionnaire d’histoire et de philosophie des sciences, p. 148) : « Nous déterminons – c’est-à-dire d’abord délimitons et façonnons – les phénomènes que nous étudions en fonction de nos connaissances acquises et les moyens dont nous disposons. Nous ne découvrons pas les « lois de la nature », mais nous énonçons des « lois physiques » - les lois de notre physique – qui, toujours, ont prélevé sur le réel, à des échelles différentes, la part qui nous en semble accessible (sic). Le principe général, selon lequel à tout effet naturel on doit toujours trouver une cause naturelle, se spécifie selon le type des réalités auxquelles nous avons à faire. » Je suis prêt à partager ce que nous dit D. Lecourt, d’une façon si rassemblée, à condition que la partie prélèvement sur le réel soit toujours présente à l’esprit, comme Platon a conçu ses ‘Idéalités’ géométriques en s’inspirant par prélèvement des figures géométriques qui délimitaient les champs fertiles de son paysage agricole. D. Lecourt nous indique que les lois de notre physique ne coïncident pas avec les lois de la nature. En effet celles-ci sont plus riches, plus multiples, que celles que progressivement nous découvrons. Cela n’exclut pas que notre perspective soit de nous en rapprocher puisque notre désir de savoir, la dynamique intellectuelle qui prévaut chez Homo Sapiens, se nourrissent de cette perspective. La condition, c’est que les lois de notre physique actuelle ne soient pas notre prison intellectuelle.
Il n’est pas banal que ce soit beaucoup des résultats des travaux d’Einstein qui, aujourd’hui, sont autant d’obstacles pour sortir de l’enfermement de notre physique actuelle. Evidemment, il n’est pas responsable de cette sacralisation. Lui-même, a connu la méfiance des physiciens classiques du début du 20e siècle. Ainsi, alors que Planck plaidait à l’académie des sciences de Berlin l’acceptation de la candidature d’Einstein, en même temps, il disait que le concept de quantum de lumière était une erreur de jeunesse et il ne fallait pas en tenir rigueur à l’auteur.