L’évolution de la silhouette de l’humain
Ces derniers temps, j’ai eu l’occasion de citer des réflexions et des recommandations de physiciens qui rappelaient que les avancées des connaissances en physique dépendraient des facultés propres de l’être humain et non pas préalablement d’équation plus aboutie. J’en rappel quelques-unes :
Article de la revue : NewScientists du 27 avril, dans la série des étrangetés physiques étaient pointées : ‘L’intrication quantique qui mutile (malmène) l’espace et le temps’ : « Depuis l’an passé, nous avons la certitude que l’action fantôme à distance est crédible sans aucune échappatoire. Cette spécificité doit être considérée comme une caractéristique fondamentale de la nature. Ainsi le problème repose sur notre perception de l’espace et du temps. »
Ici, ce qui est préconisé par M. Brooks, c’est d’approfondir encore et encore notre perception de l’espace et du temps, avec l’espoir que dans ce processus la nature de ces deux concepts finira par être mieux comprise. Pour lui évidemment, ce n’est pas uniquement une affaire d’équation juste, c’est l’affaire d’une meilleure perception conduisant à une idée plus juste permettant ainsi, au moins, de rendre compte de ce phénomène de l’intrication qualifié de bizarre. Présenter ainsi la résolution de l’énigme de l’intrication c’est supposer que l’être humain est perfectible dans sa façon de percevoir l’espace et le temps c’est-à-dire que le sujet pensant dispose toujours au moins d’une marge d’évolution intellectuelle significative.
Il n’y a pas longtemps, j’ai cité des idées intéressantes d’A. Barrau (voir article du 12/04/2016 :
« … Nos manières d’appréhender cet « autre part » n’en demeure pas moins humaines et créées. Il faut rester conscient que cette tentative d’exploration du loin n’est entreprise qu’avec nos modalités purement et inéluctablement humaines et donc locales. Nous choisissons les rapports au(x) monde(s) que nous jugeons pertinents. Ils ne sont pas donnés, ils sont construits… La science est une louable tentative d’accéder au non-humain-du-réel. Elle devrait être toujours consciente de ses limites. » Bref : « La science est construite et pratiquée par des hommes et oublier cela n’est pas nécessairement lui rendre service. »
Là encore, avec A. Barrau, il est mis en évidence d’une façon très explicite la primauté des facultés d’inférence de l’être humain. Il est donc important de prendre sérieusement en considération le fait que si on progresse dans la compréhension fondamentale des modalités de ces facultés on peut parallèlement espérer être en mesure de mieux séparer le bon grain de l’ivraie, et en conséquence on distinguera avec plus d’intelligence ce qui est de l’ordre du réel hors de l’humain de ce qui est plus spécifiquement de l’ordre de l’humain.
Vient de sortir un livre avec le titre : ‘La Silhouette de l’Humain. Quelle place pour le naturalisme dans le monde d’aujourd’hui ?’, livre de Daniel Andler, édit. Nrf essais. L’auteur est reconnu en tant que philosophe des sciences et mathématicien. L’objectif de l’auteur est, de révéler une silhouette plus précise de l’humain, de définir des nouvelles frontières entre ce qui de l’ordre de l’humain et de l’ordre du non-humain. Ce non-humain ne pouvant être que de l’ordre de la nature.
Dans mon enseignement depuis 10 ans sur le thème : ‘Faire de la physique avec ou sans ‘Présence’’, je développe l’idée que l’Être humain résulte de la cohabitation de l’Être de la nature et l’Être dans la nature : Voir article du 02/11/2012 et celui du 01/01/2013. L’être dans la nature est en surplomb de la nature, on pourrait supposer que c’est par excellence le physicien dont la compétence et la mission est de conquérir un savoir sur le non-humain-du-réel, conquête toujours limité du fait qu’il est un être de la nature, nature qui le détermine et réduit l’élan de son émancipation. Aucune étape d’une conquête d’un savoir significatif sur le non-humain-du-réel ne peut constituer une réduction de l’humain, au contraire cette conquête implique une réduction de ce qui le détermine et elle est à coup sûr un enrichissement existentiel de l’être dans la nature.
Je reviens au livre de D. Andler. Avant tout, il faut déblayer le terrain pour atteindre un périmètre correcte de que signifie naturalisme. Il ne faut pas non plus l’isoler de son opposé car comme l’indique l’auteur : « l’opposition entre nature et non-nature dépend d’un contexte ontologique, théologique, scientifique qui varie d’une époque à l’autre. » On peut dire que depuis les années 1950, un flux abondant d’ouvrages de scientifiques, neurobiologistes pour la plupart, mais aussi linguistes, psychologues et anthropologues nous a tenus informés de l’émergence et des développements des sciences cognitives. Ceci contribue à la constitution de programmes de naturalisation. L’idée que l’esprit humain est un objet du même type que ceux dont s’occupent les sciences de la nature se renforce. Balayant ainsi les résistances de la phénoménologie ou la de la psychologie traditionnelle, pour qui l’esprit procède d’une essence différente de celles des choses. Les progrès spectaculaires des neurosciences du cerveau et leur application aux sciences cognitives, celles qui traitent de l’esprit, sont tels qu’on pourrait déjà considérer par extrapolation que la nature embrasse tout ce qui existe (sic). Il peut être légitime de considérer que plus on arrive à dévoiler des fonctionnements cérébraux qui relèvent d’une organisation spécifique observable, reproductible, plus on puisse considérer que ce sont des mécanismes naturelles qui sont responsables de cette organisation. Contrairement à ce que l’on pouvait croire auparavant, le poids de l’inné n’est plus aussi imposant, et l’identification de processus naturel autorise de mettre en avant le poids de l’éducation.
Prenons l’exemple de l’article cité le 23/04 : ‘Comment fonctionne le cerveau des grands mathématiciens’ in ‘Pour la Science’ : Pour réfléchir aux concepts mathématiques complexes, les experts utilisent des régions de leur cerveau impliquées dans les calculs « simples », contrairement aux non-mathématiciens chez qui ces aires restent inactives.
Auteurs de l’article : M. Amalric et S. Dehaene, Origins of the brain networks for advanced mathematics in expert mathematicians, PNAS, en ligne le 11 avril 2016.
« Cédric Villani, mathématicien lauréat de la médaille Fields, et autres brillants chercheurs en mathématiques ont-ils un cerveau distinct du nôtre ? En d’autres termes, les mathématiques de haut niveau mettent-elles en jeu des régions cérébrales particulières ? Oui, ou du moins, les mathématiciens n’utilisent pas leur cerveau de la même façon que le « novice », selon Marie Amalric et Stanislas Dehaene, du Centre NeuroSpin à Paris-Saclay.
Tous deux ont cherché à déterminer l’origine des aptitudes en mathématiques en enregistrant l’activité cérébrale par IRM fonctionnelle de 15 mathématiciens professionnels (hommes et femmes, âgés en moyenne de 29 ans), comparées à celle de 15 personnes ayant des niveaux d’études semblables mais non expertes en mathématiques. Stanislas Dehaene et ses collègues avaient déjà montré que nous sommes tous aptes à faire des mathématiques – quoi que l’on puisse croire… –, comme nous sommes tous capables de parler, car nous avons tous une « bosse » des maths qui nous permet de manipuler les nombres et de calculer. Elle correspond à différentes régions cérébrales : le cortex préfrontal, les sillons intra-pariétaux, ainsi que les aires temporales inférieures des deux hémisphères, découvertes très récemment.
Selon Marie Amalric et Stanislas Dehaene, trois étapes interviennent dans toutes activités mathématiques. D’abord, le fait de se représenter de façon intuitive des nombres et des quantités, une aptitude présente chez l’homme dès sa naissance ainsi que chez certains animaux. Ensuite, le fait que nous y attachions des symboles, ce qui nous permet de progresser. Enfin, l’automatisation de la réflexion. L’éducation et l’apprentissage des mathématiques modifient les zones d’activation cérébrales. Quand une tâche nécessite des efforts, par exemple quand un enfant âgé de 5 ou 6 ans doit additionner 2 et 6, l’ensemble du réseau s’active (cortex préfrontal, sillon intra-pariétal et cortex temporal inférieur). Après automatisation, l’addition mobilise uniquement les sillons intra-pariétaux, les cortex préfrontal et temporaux devenant « libres » pour d’autres réflexions supposant un effort mental. Et ce réseau cérébral des maths ne correspond pas à celui du langage, une autre aptitude caractéristique de notre espèce.
Alors pourquoi certaines personnes sont-elles plus douées en maths ? Les chercheurs ont proposé aux mathématiciens et aux sujets témoins d’écouter des propositions mathématiques compliquées correspondant à différents domaines (algèbre, analyse, géométrie et topologie), comme « tout compact convexe d’un espace euclidien est l’intersection d’une famille de boules fermées » ou « la projection stéréographique admet pour caractéristique d’Euler la racine carrée de 2 », ainsi que des phrases complexes dans d’autres thématiques, par exemple « dans l’Antiquité, en Grèce, un citoyen ne payant pas ses dettes devenait un esclave » ou « Léonard de Vinci a rencontré Machiavel ». Les participants devaient dire si la proposition était juste, fausse ou dénuée de sens.
Ainsi, dans le cerveau de tous les participants, les aires associées au langage et à sa compréhension s’activent quand ils réfléchissent aux phrases de culture générale. Et tous répondent correctement à environ deux tiers des propositions. En revanche, quand les sujets entendent puis analysent les propositions mathématiques, les régions correspondant aux nombres, aux calculs et aux représentations dans l’espace ne « s’allument » que chez les mathématiciens experts, qui donnent des réponses correctes dans 65 % des cas (comparés aux 37 % des non mathématiciens).
La « bosse » des maths des experts serait donc dédiée à la réflexion (après automatisation des tâches mathématiques plus simples), celle des novices restant cantonnée à la manipulation des nombres et aux calculs. Et les mathématiques de haut niveau « recyclent » des fonctions cérébrales anciennes du point de vue de l’évolution.
Dès lors, ces résultats confirment l’existence de régions cérébrales associées aux mathématiques, et indépendantes de celles traitant le langage. Mais nous ne serions pas tous égaux : Stanislas Dehaene et ses collègues avaient déjà constaté que plus des enfants manipulent bien les nombres, de façon intuitive, plus ils ont de chances d’arriver à comprendre des concepts mathématiques compliqués en grandissant. Toutefois, correctement entraînées, par l’éducation et l’apprentissage, la « bosse » des maths permettrait à tout à chacun de comprendre les mathématiques, au-delà des simples calculs algébriques (et aucune étude n’a montré que les femmes ont moins de facultés que les hommes dans ce domaine)… »
Avec cet exemple, peut-on considérer que cette objectivation du fonctionnement cérébral des grands mathématiciens à la différence des non-mathématiciens nous autorise à inférer qu’il y a une ligne de partage entre ce qui est de l’ordre naturel et ce qui ne l’est pas ? Pour moi c’est oui car cette expérience permet de réduire ce qui est de l’ordre de l’inné (propre à chaque individu) et elle montre ce qui est de l’ordre de l’apprentissage, de l’automatisation, avec des zones de mémorisation. Le fait que l’on puisse mettre en évidence ce qui est caractérisable comme du ‘fonctionnement’ du cerveau dans ce type d’expérience nous permet de penser qu’il y a des sous-bassement naturels à la pensée mathématiques. Il y a de fait une réduction de ce qui pouvait être considérée comme de la pure prouesse intellectuelle attachée à de l’étoffe humaine, à des qualités humaines personnalisées mais cette banalisation a une contrepartie car ce nouveau savoir devrait permettre à un plus grand nombre d’acquérir plus d’agilité intellectuelle en mathématique.
A plusieurs occasions nous avons été intéressés par des résultats d’expériences proposés par S. Dehaene, chercheur dont les travaux me semblent probants. Il ne faut pas pour autant sous-estimer que ce domaine de recherche est traversé par des courants divergents. Comme le rappel D. Andler : « La naturalisation de l’esprit achoppe sur le comportement de l’agent en situation en contexte. Le monde est trop compliqué pour qu’on puisse établir un catalogue des situations possibles et des règles à appliquer dans chacune. S’imaginer un univers où tout serait objet de science, reste une utopie. »
Ces résultats obtenus grâce aux techniques de l’IRMf (f de fonctionnel) seraient contestables. P206-207 : « Selon beaucoup de critiques, les résultats de la neuro-imagerie sont généralement peu robustes. Pourquoi dès lors ne pas renoncer à cet instrument, qui a l’inconvénient d’être, à l’échelle des sciences cognitives, extraordinairement lourd et couteux ? De fait, elle est une source irremplaçable de savoir (sic) quand bien même ce savoir, à lui seul, demeure beaucoup trop incomplet et fragile pour être utile. L’IRMf est un excellent outil pour formuler des hypothèses intelligentes, fondées sur des données, mais ce n’est que dans certains cas particuliers qu’elle est vraiment utile pour choisir, parmi ces hypothèses, la meilleure… »
En se référant aux résultats de Dehaene, on peut avancer qu’avec cette compréhension des spécificités du fonctionnement cérébrale dans le cas du traitement des mathématiques, il y a moins de mystère à propos des aptitudes en math, il y a moins de fatalité puisqu’une amélioration des apprentissages peut être organisée. Nous avons un exemple qui nous indique que le sujet pensant peut agir sur lui-même pour améliorer ses facultés intrinsèques de sujet pensant. Quand on subit moins on acquiert une plus grande liberté d’action. On pourrait citer aussi les résultats des travaux de l’imagerie cérébrale à propos de la dyslexie, la dyscalculie, travaux qui permettent dans certains cas de réduire significativement les effets négatifs de ces dys. car en exploitant la plasticité cérébrale reconnue surtout chez les jeunes sujets on a la possibilité de réduire l’ampleur de ces handicapes peut-être même les annuler. Dans les articles publiés dans ‘Le Monde’ daté du 25/05 est mis en évidence un nouveau concept qui commence à être mis en œuvre : ‘La neuroéducation’.
Je cite quelques lignes d’un de ces 3 articles qui fait référence à l’histoire d’un prof de maths. Au bord du désespoir : « Il y a une dizaine d’années, il participe à un énième projet éducatif pour des lycéens en difficulté. Ceux-ci sont réunis dans une classe à petit effectif, sous la houlette de professeurs motivés et appréciés. Mais malgré la créativité de ces derniers, les élèves stagnent, et Eric Gaspard est prêt à jeter l’éponge. La même semaine, il lit dans un article que 50% des gens sont persuadés que les capacités intellectuelles sont figées. C’est un déclic. Un tel fatalisme, réalise-t-il, peut suffire à réduire à néant tous les efforts des enseignants. Le prof de maths se plonge alors dans des ouvrages de neurosciences, et retrousse ses manches… dix ans après son bilan est très significatif.» A lire dans son intégralité.
Ce qui est certain c’est que la réflexion du sens commun qui dit : « Il y en a qui sont plus doués que d’autres, c’est humain ! », se trouve être prise à contre-pied, car la différence, ici pointée, n’est pas à cause d’un facteur proprement humain mais à cause d’un fonctionnement cérébral sur lequel il est possible d’agir (sans prothèse). A partir de là, on peut considérer qu’il est, qu’il sera, permis à un plus grand nombre de personnes d’accéder à des connaissances par les voies du langage mathématique. Et en se référant à l’article du monde on peut généraliser : qu’il sera permis à un plus grand nombre de personnes d’accéder à des connaissances par toutes les voies de la réflexion. Avec ces exemples on fait un bilan intéressant de la conception d’une interaction dynamique à l’œuvre entre l’être de la nature et l’être dans la nature. On peut faire aussi une évaluation intéressante de comment on peut lever des déterminations d’origine naturelle (qui ne peuvent être qu’ainsi) et qui interfèrent négativement au développement de l’étoffe proprement humaine.