Evolutions des connaissances ; évolution de l’humanité.
Dans l’article précédent, à propos de N. Gisin, il est intéressant de retenir qu’il y a de sa part une recommandation qui mérite toute notre attention : « Finalement, la physique – et la science en générale – est l’activité humaine qui a comme but de décrire et de comprendre comment la Nature fonctionne. Pour cette raison on a besoin de décrire comment les humains interagissent avec la nature, comment on questionne la nature. » Gisin renvoie à un ouvrage de Schrödinger de 1958 : ‘Esprit et Matière’ Cambridge Univ. Press. Cette référence nous indique que cette question est posée depuis longtemps (surtout depuis l’avènement de la mécanique quantique) mais sans aucun progrès utile, significatif. Je confirme que Gisin nous fait une recommandation sans toutefois s’atteler lui-même au problème. C’est en général le type de recommandation que l’on rencontre en fin d’article, ce qui ressemble à une ponctuation intellectuelle qui a vocation à interpeller le lecteur sans que cela engage l’auteur à entreprendre la tâche. Effectivement c’est un travail ardu et qui va à contre-courant du métier entendu habituellement du physicien considérant que muni de l’équipement mathématique le plus développé, il n’a pas besoin de se mettre en jeux en tant que sujet pensant. Tout au contraire, la croyance amplement partagée est celle d’une science physique, science objective, excluant qu’une moindre composante de subjectivité imprègne le contenu de ses lois.
Dans l’article du 18/03/2015 : ‘Décrypter la physique comme une science de l’interface de l’être humain et de la Nature’, j’ai voulu signifier qu’il était maintenant possible de concevoir que la dynamique de la connaissance en physique se nourrissait d’une confrontation évolutive causée par le besoin et le désir de savoir de l’être humain. C’est donc une distanciation que je propose. L’être humain est la cause, l’acteur, et la Nature est la source. Bien évidemment l’intelligibilité de cette interface ne peut pas nous apparaitre en temps réel. En l’occurrence cette intelligibilité ne peut nous apparaitre qu’à travers une analyse historique profonde qui intègre le processus de l’évolution de l’humanité au sein de la Nature pour survivre face à sa dureté, jusqu’à forger le projet de la dominer.
La paléoanthropologie est une science qui a atteint, maintenant, un tel niveau de développement et partant de maturité que l’on peut se référer à celle-ci, pour identifier des jalons solides contribuant à valider cette hypothèse d’interface. Majoritairement les paléoanthropologues sont d’accord pour constater que les ancêtres de Homo sapiens (hominines) sont ceux qui ont survécu aux changements climatiques, qui ont su s’adapter, ont su contrecarrer, contourner, les duretés de ces changements. Les premiers Homo surgissent quand les Australopithèques disparaissent et cela remonte autour d’il y a 2 millions d’années.
Dans l’article du 21/07/2015 : ‘La seconde naissance de l’homme’, nourri de l’ouvrage du même titre, publié en 2015, j’ai puisé des références qui me permettent d’étayer mon propos, notamment pour ce qui constitue, selon l’auteur, l’assimilation intellectuelle (sic) du temps et de l’espace à travers une évaluation de l’amplitude chronologique et spatiale nécessaire à l’accès aux proies ou aux cueillettes. C’est il y a de l’ordre de 2 millions d’années que ce processus d’assimilation intellectuelle a été identifié. Quel est donc le statut que l’on pourrait attribuer à ce qui ressemble à une conception première d’un marquage par les moyens d’une composante spatiale et d’une composante temporelle pour se situer et se projeter. Le caractère extrêmement utilitaire de ce processus, nous oblige à constater la prégnance de la subjectivité. Subjectivité difficile à spécifier car elle concerne les premiers Homos dont il est difficile d’évaluer comment et avec quelle intensité il se distingue de la nature en tant que sujet pensant embryonnaire. Je cite : « « Les temps paléolithiques, dont la très longue durée (quelques 2 500 000 ans) n’avait connu, en dépit de remarquables exemples d’adaptation aux contextes environnementaux, aucun affranchissement fondamental à l’égard de ceux-ci. L’homme ne pouvait jusque-là que négocier avec la nature et gérer au mieux les ressources que celle-ci lui proposait. Elle était dominante, lui dominé. »
La composante spatiale et la composante temporelle ainsi que la synthèse spatio-temporelle sont toujours pour nous des ingrédients fondamentaux qui contribuent à notre structuration intellectuelle et contribuent à mettre en ordre notre pensée scientifique. Toutefois, l’objectivation de l’espace et du temps est toujours insaisissable. Le sera-t-elle un jour ? Après tout, étant donné ce que nous disent les paléoanthropologues, est-ce une quête impossible voire erronée ? L’espace et le temps, l’espace-temps, sont tellement constitutifs de ce que nous sommes qu’il est vain voire absurde de vouloir les penser et a fortiori de les concevoir hors-de-soi. Privilégier la fondation du temps et de l’espace par le sujet pensant comme je le propose me semble l’hypothèse la mieux appropriée. Ceci n’a jamais été un principe, c’est de moins en moins un postulat et ce serait donc de plus en plus un fait.
Maintenant, je me réfère à un livre nouveau, mai 2016, « Origines de l’humanité : les nouveaux scénarios », édit : la ville brûle. Je ne peux que recommander de le lire, je vais surtout proposer d’attirer votre attention sur les questions qui concernent le rapport avec les objets de la nature, leur appropriation pour les façonner et tenter de décrypter l’évolution intellectuelle que cela suppose afin de s’émanciper de cette Nature.
Le chapitre : « Quels sont les liens entre évolution biologique et culturelle entre -2 et -0,2 millions d’années ? » :
p.105 : « les populations d’Homo erectus ont manifestement été capables de s’adapter à des environnements très différents dans toute l’Eurasie. Que nous apprennent ces traces archéologiques de leur mode de vie ? Elles nous apprennent que leur adaptation s’est probablement faite au départ sans aucune maîtrise du feu : aucune trace de maîtrise – voire même d’utilisation du feu – n’a été trouvée dans les gisements des sites les plus anciens. L’adaptation se fait avec des systèmes de production d’éclats de pierre très simples. Et il va se passer quelques centaines de milliers d’années avant d’arriver à un système plus complexe : la fabrication d’outils et de supports d’outils bifaciaux, qui marque l’entrée dans l’Acheuléen en Europe. (Les premiers bifaces sont vieux de près de 500 000 ans en Europe alors qu’ils sont vieux de près de 1,7 millions d’années en Afrique.) » Sur ce sujet de la taille volontaire de la pierre pour instrumentaliser celle-ci, je renvoie à la lecture de l’article du 10/10/ 2013 : ‘Comment nous sommes devenus avec/dans le langage’, qui cite un article précisant qu’il y aurait une concomitance sérieuse entre le début du développement du langage et la capacité à travailler le silex pour fabriquer des outils. Ceci a été confirmé dans une publication plus récente. Ce serait donc, grâce à l’intercession du besoin de façonner des objets de la nature immédiate que Homo Ergaster ce serait engagé dans la voie extraordinaire de l’être de langage. De là, tenter d’imaginer un parallélisme entre donner forme et volume à du silex et donner sens et volume aux sons qui sortent de la bouche, il y a, à coup sûr, bien des étapes à franchir au cas où cette thèse aurait du sens.
« Le feu serait réellement domestiqué et clairement imbriqué de manière récurrente dans le mode de vie des hommes à partir de -400 000 ans en Europe… Le feu et ses conséquences sur l’alimentation (cuisson potentielle des aliments, de la viande mais aussi d’un lot de tubercules par exemple) ont sans doute eu des répercussions sur l’évolution de l’Homme en ce sens que la viande cuite fournit davantage d’énergie et présente donc des avantages métaboliques… Il semble que la cuisson assure une plus grande diversité alimentaire, offre de nouvelles solutions pour conserver les aliments et épargne à l’organisme un coûteux travail digestif, ce qui pourrait constituer une coévolution entre les pratiques alimentaires et des traits biologiques comme le développement de l’encéphale. » Ainsi, comme il est précisé, p.114 : « L’encéphalisation, l’ontogenèse et la durée de l’immaturité des spécimens sont liées. Ainsi, en considérant que les fossiles d’Homo Dmanisi avaient une capacité crânienne de 650 cm3, les Homo erectus les plus récents étant plus jeunes d’un million d’années devaient avoir une capacité crânienne d’environ 1200 cm3. »
Parallèlement : « En ce qui concerne les traditions techniques, les outillages, il y a sur le temps long une tendance vers des formes moins aléatoires, plus standardisées ou stéréotypées, ou en tous cas pensées à l’avance (sic). De manière caricaturale, on va passer des traditions d’éclats et galets aménagés du monde Oldowayen (-2,6 et -1,8 millions d’années), où l’on recherche un tranchant et où chaque éclat est de forme relativement variable, au monde Acheuléen avec le biface, qui a une structure symétrique (déjà cette symétrie naturelle qui concentre et éveille la pensée) beaucoup plus complexe, qui est beaucoup plus difficile à confectionner et d’utilisation plus élaborée puisque certains bifaces sont pareils au principe des couteaux suisses et incluent plusieurs outils en un, certaines zones de l’objet pouvant servir à couper, d’autres à racler… »
« Du point de vue cérébrale, deux modifications se produisent, la partie gauche du cerveau n’est pas le reflet exacte de la partie droite… Les humains de cette période ont un cerveau qui devient disproportionné par rapport à la taille de leur corps. Il y a de plus en plus de matière cérébrale produite pour une taille corporelle qui reste à peu près équivalente à celle des prédécesseurs. »
Notre cerveau continue à évoluer, peut-être plus en ce qui concerne son volume sauf s’il y a encore des possibilités d’accroissement et d’approfondissement des plis au sein du cortex. L’évolution que l’on peut véritablement évoquer est celle qui correspond à la multiplication des connexions entre les neurones dont 1/3 des 60 milliards sont disponibles. Par exemple, grâce au développement de nos capacités techniques illustrées par notre capacité à réaliser des instruments de plus en plus ingénieux pour sonder notre Univers, il s’ensuit, grâce à cette conquête d’un au-delà toujours plus vaste, que notre potentiel intellectuel pour concevoir de prochains savoirs s’enrichit d’une façon que l’on peut qualifier d’exponentiel. On peut faire l’hypothèse que l’extension de notre filet intellectuel permet le développement de nos capacités d’inférer et cela prépare le terrain à de nouvelles conquêtes. Peut-être que dans 100 000 ans, ou avant, les paléoanthropologues de cette époque pourront mesurer cette (r)évolution.
Bien que j’utilise ce type de référence, qui sont les nôtres actuellement, je n’ai pas du tout la volonté de minimiser le processus bien plus terre à terre par lequel nos ancêtres se sont dégagés de l’emprise de la Nature et j’ai la conviction que ce serait une erreur cruciale car nous sommes dans cette lignée. Ainsi on peut lire p.142 : « Effectivement, les Hommes modernes du Paléolithique supérieur eurasiatique témoignent d’un tout autre rapport aux animaux et à la nature en général que leur prédécesseurs néanderthaliens. L’animal voit ses propres armes naturelles, les bois des cervidés en l’occurrence, se retourner contre lui. C’est en effet principalement aux dépens de bois de rennes que les aurignaciens et leurs successeurs du Paléolithique supérieur vont confectionner de redoutables pointes de sagaie, qu’ils pouvaient aussi armer de petits morceaux de silex standardisés pour augmenter le pouvoir pénétrant de ces armes. On saisit ici combien l’Homme se défait alors des griffes de la nature, s’en émancipe en la « dominant » de manière symbolique. »
Quand on sait que nous avons pu envoyer des satellites ou des sondes dans l’espace en sachant à la fois vaincre la gravitation naturelle de la terre et utiliser celle des autres objets célestes pour les projeter bien plus loin, ou les satelliser, on peut s’interroger si au bout du compte nous ne sommes pas toujours en cours d’exploiter le même paradigme ?
Il y a toujours des griffes de la nature qui nous enserrent. Nous nous libérons de leur étreinte quand nous levons le voile sur des nouvelles propriétés et lois physiques. Cette dynamique s’est engagée il y a 2 millions d’années. Ainsi, l’Être dans la Nature continue de consolider le socle qui favorise son surplomb et concomitamment l’Être de la Nature continue de perdre de son épaisseur et de sa prépondérance.