Penser l’émergence d’une nouvelle intelligence.
En écho à l’article du 21/06/2016 : ‘Evolutions des connaissances ; évolution de l’humanité.’, la revue ‘Pour la Science’ vient de publier un N° spécial juillet-septembre : « Intelligence. Notre cerveau a-t-il atteint ses limites ? » Il y aussi un avant-propos de Pascal Picq (paléoanthropologue au collège de France), ‘Le roman des intelligences’ que je joins in extenso à la fin du présent article.
Ce numéro comprend plusieurs articles inédits que vous pouvez lire avec profit. Quant à moi, je propose de souligner ici les thèmes qui retiennent plus particulièrement mon attention étant donné notre sujet principal.
p.50, l’article de J. Fagot : « L’être humain, un primate comme les autres ? » nous rappelle l’article du 02/12/2013 : « La fin comme celle du phénix ». Lorsque l’on questionne J. Fagot : « Des premiers singes aux humains, l’évolution cognitive serait donc linéaire ? », il répond : « Après trente ans de recherches, c’est mon impression dans bien des domaines. Certaines de nos expériences le confirme bien.» … Comment alors expliquer le grand écart entre le chimpanzé et l’humain ? « Les humains ont la particularité d’avoir une culture cumulative (sic), c’est-à-dire qu’ils apprennent (de leurs parents, de leurs enseignants…) et surtout qu’ils manipulent ces nouvelles informations pour les utiliser de façon différente et éventuellement plus efficace. Ainsi, petit à petit, nous avons amélioré nos savoirs et notre technologie avant de les retransmettre à la génération suivante (voir article du 26/09/2015 : ‘Non, on ne pense pas quantique. Pas encore !). Or il y a peu de démonstrations de cultures cumulatives chez les animaux… Il manque probablement chez l’animal un processus de structuration tel que l’on observe dans le langage humain. »
p52 : « La différence entre les primates et les humains tient également en quelques particularités. Ces derniers ont par exemple une pensée tournée vers l’avenir et peuvent prévoir ce qu’ils feront demain, après-demain… dans quelques années. Chez les primates chimpanzés, ils prévoient leur comportement mais sur des échelles de temps relativement courtes, de l’ordre de la demi-journée. On peut penser que cette anticipation à long terme s’est mise en place de façon très progressive au cours de l’évolution. » Est-ce que ce constat affirmé par J. Fargot : « une pensée tournée vers l’avenir » peut être en partie cause de l’incontournable observation en physique de l’irréversibilité ? Pour l’avenir, gardons présente à l’esprit cette interrogation.
L’autre article inédit (p.69), de Dietrich Stout, que je vous recommande, a pour titre « Un cerveau taillé pour l’intelligence ». En introduction il est écrit : « Le cerveau humain est aujourd’hui l’organe le plus complexe de la Terre. Pourquoi ? Peut-être grâce à la taille des pierres en outils (sic)… Cette activité aurait favorisé le développement des capacités mentales particulières. Pour le montrer, rien de mieux que de fabriquer aujourd’hui des haches en silex ! » C’est exactement l’activité qui est menée dans le laboratoire de D. Stout par une vingtaine de personnes et cela lui permet de nous confirmer un premier résultat : « On peut reconstituer le fonctionnement mental de nos ancêtres en observant (grâce à l’IRM) le cerveau d’individus taillant des silex de la même façon. On constate alors que la taille d’outils de pierre développe précisément les zones du cerveau qui se sont renforcées au fil des millions d’années. Les meilleurs tailleurs de silex survivaient mieux que les autres : l’accroissement de leur cerveau a été sélectionné par l’évolution. »
P.72, « Nos propres recherches ont accumulé des indices qui relient la capacité à construire des outils à des systèmes cérébraux sous-tendant le contrôle de soi et la planification – en lien direct avec cette donnée sur la taille des cerveaux de plusieurs espèces. Mais ce n’est pas tout : nos ancêtres tailleurs de pierre devaient aussi communiquer. Par gestes, mais aussi verbalement. »
J’avais déjà exprimé tout mon intérêt pour ce type de découverte, à l’époque bien plus embryonnaire, dans l’article du 10/10/2013 : ‘Comment nous sommes devenus avec/dans le langage ?’ Puisque ce résultat devient de plus en plus tangible, il faut s’interroger si nous ne sommes pas toujours sous l’influence d’un tropisme qui conditionne encore notre perception et notre compréhension des choses de la Nature. Sommes-nous émancipés de ce rapport exclusif avec la matière locale ? Sommes-nous à même d’avoir une intelligibilité inconditionnelle avec tous les autres composants qui seraient dans la Nature ? L’avenir du développement de nos connaissances en physique dépend de l’acceptation par les physiciens de ce questionnement.
P. Picq : Le roman des intelligences :
« Pour appréhender toute la diversité et la richesse des intelligences dans leur dynamique (évolutive ou individuelle), nous devons nous défaire d'une conception dualiste qui oppose humain et animal. C'est aussi essentiel pour que demain nous puissions cohabiter au mieux avec les nouvelles formes d'intelligence.
Du même auteur : La ronde des bipédies ; Une évolution buissonnante ; A l’Ouest d’Homo sapiens.
Sur la fin de sa vie, Charles Darwin se lia d'amitié avec un jeune chercheur du nom de George John Romanes. Leur relation commence par une longue lettre écrite par Romanes en 1874 alors qu'il développe ses recherches sur le système nerveux et locomoteur des méduses et des échinodermes. Darwin perçoit les potentialités de son jeune ami et l'encourage à développer ses recherches sur l'extension de sa théorie de la sélection naturelle à l'évolution mentale, autrement dit, de l'intelligence.
Après une première conférence sur le sujet en 1881, Romanes publie Animal intelligence en 1882, vite traduit et édité en français en 1887. C'est l'année de la mort de Darwin et dix ans après L'Expression des émotions chez l'homme et les animaux, le livre fondateur de l'éthologie qui, initialement, devait faire corps avec La Filiation de l'Homme en relation avec la sélection sexuelle en 1871. Romanes suit à la lettre, si on peut dire, la méthode et l'épistémologie de son maître : recueillir le plus grand nombre d'observations connues parmi les espèces, dont l'homme, faire ses propres recherches et les intégrer dans une approche scientifique évolutionniste. Deux ouvrages récapitulent ses recherches : Mental Evolution in Animals dans lequel il présente le manuscrit inédit de Darwin Essay on Instincts en 1883 et Mental Evolution in Man. Origins of Human Faculty en 1888. C'est dans ce dernier qu'il affirme : « On comprend comment, partie de si haut, la psychologie du singe peut engendrer celle de l'homme ».
Romanes ne part pas de rien, comme le supposent encore trop de théories de la psychologie qui maintiennent le dogme dualiste d'une intelligence humaine dénuée de tout héritage phylogénétique. Il a à sa disposition les notes et réflexions que Darwin lui avait données. De fait, elles étaient nombreuses, car – c'est méconnu – Darwin avait beaucoup étudié ces sujets, notamment le développement de l'intelligence chez l'enfant. D'ailleurs, ses travaux annoncent ceux de Jean Piaget ; ils seront publiés tardivement dans la revue Mind en 1877. Pourquoi avoir autant attendu ?
Parce qu'il considérait que l'état des connaissances et de ses connaissances ne permettait pas d'intégrer cette question dans L'Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, paru en 1859. Il s'en confie à son jeune ami alors qu'il travaille à son dernier livre La Formation de la terre végétale par l'action des vers de terre, publié en 1881. Cet ouvrage porte sur un des aspects les plus fascinants de l'« intelligence écologique » de la nature : le rôle des vers de terre dans la constitution des sols sur lesquels se fondent nos agricultures et nos civilisations. Ce livre prémonitoire sur une catastrophe écologique annoncée resta longtemps ignoré par nos civilisations aveuglées de progrès qui, au fil de l'histoire, ont édifié des représentations du monde considérées d'autant plus avancées qu'elles se distanciaient de la nature.
Vers le monde indéfini des instincts...
Alors, tous les êtres considérés comme proches de la nature se sont vu rejetés dans le monde indéfini des instincts : les femmes ont subi le sexisme, les sauvages le racisme, les animaux l'espécisme… Dans le même temps, la science a forgé des outils « objectifs » pour valider cette mise à l'écart, comme le célèbre qi (quotient intellectuel), inventé par Francis Galton, cousin de Charles Darwin. Le qi est calibré de telle sorte que, par exemple, trop de personnes croient encore que les hommes de Néandertal (voir Dans la tête de Néandertal, par K. Wong, page 54) ou nos ancêtres Cro-Magnon – qui avaient tous un cerveau plus gros que le nôtre – étaient moins intelligents que nous.
Les avancées de Romanes ont été contrées par le psychologue Lloyd Morgan et son canon : « Nous ne devons en aucun cas interpréter une action comme relevant de l'exercice de faculté de haut niveau, si celle-ci peut être interprétée comme relevant de l'exercice de facultés de niveau inférieur ». Cet aphorisme est resté marqué au fer rouge sur la porte d'entrée des laboratoires de psychologie comparée pour un siècle jusqu'à l'affirmation des sciences cognitives modernes.
Ce principe épistémologique est forgé au coin du bon sens scientifique, mais il a une conséquence perverse. Sous prétexte d'éviter les dérives dites anthropomorphiques, il réhabilite de fait le dualisme cartésien pour nos qualités mentales dites supérieures, telles l'empathie, la conscience, la morale... En simplifiant, toutes les grandes écoles de psychologies qui émergent du temps de Romanes et de Morgan, comme celles d'Ivan Pavlov, John Watson, Burrhus Skinner... se basent sur le canon de Morgan.
Il faut attendre les travaux des grands pionniers de l'éthologie tels que Karl von Frisch, Konrad Lorenz et Niko Tinbergen (nobélisés en 1973) pour que les observations sur les comportements s'inscrivent dans une véritable perspective évolutionniste. On doit à Tinbergen une avancée épistémologique majeure avec ses quatre questions fondamentales de l'éthologie. Dans les deux premières, il décrit les causes proximales : comment l'individu acquiert ses caractères (ontogenèse) et comment il interagit avec l'environnement (fonction). Les deux dernières questions, ultimes ou fondamentales, s'intéressent à l'évolution (la phylogenèse) et à l'adaptation de la population. Cette grille d'analyse devrait être au cœur des réflexions à mener dans notre monde actuel envahi par les machines intelligentes au risque de sombrer dans le syndrome de la Planète des singes.
Le syndrome de la Planète des singes
C'est en effet dans la nouvelle de Pierre Boule qu'on trouve une des meilleures explications du canon de Morgan. On y apprend que les grands singes ont pris le pouvoir parce que les humains avaient inventé une civilisation dans laquelle des machines produisaient leurs besoins avec des grands singes domestiqués pour les servir. Alors, au fil du temps, les humains se dissocièrent de la nature et cessèrent d'êtres actifs physiquement et intellectuellement.
Or depuis Romanes et Morgan, les sciences psychologiques mènent une guerre de tranchée neuronale pour sauver le statut ontologique de l'homme, c'est-à-dire son statut à part du propre de l'homme. Il en va ainsi de la conscience et de la morale. D'ailleurs, c'est lors de la première John Romanes Lecture que l'immense Thomas Huxley donne une conférence séminale intitulée Evolution and Ethics en 1893. Il défend la thèse que seuls les humains sont capables de comportements moraux envers leurs congénères. Son petit-fils Julian, premier secrétaire général de l'Unesco, reprend la thèse de son illustre aïeul dans une autre Romanes Lecture exactement cinquante ans plus tard. Cette question de la morale – avec la conscience et l'empathie – se retrouve chez des auteurs actuels notamment Patrick Tort, avec son principe d'effet réversif de l'évolution, qui explique que les humains peuvent agir contre les effets néfastes de la sélection naturelle.
Ce fardeau dualiste marque profondément les recherches sur les origines et l'évolution non pas de l'intelligence, mais des intelligences. Charles Darwin était consterné par la dérive spiritualiste de son époque, notamment chez son collège Russel Wallace, le codécouvreur de la sélection naturelle. Wallace fonde le darwinisme en considérant que tous les phénomènes de la vie ne peuvent et doivent s'expliquer que par la sélection naturelle. Mais il n'arrive pas à comprendre l'émergence de la conscience et des capacités « mentales supérieures », alors il plonge dans le spiritualisme.
Si on admet l'importance du canon de Morgan et sa vertu parcimonieuse, c'est-à-dire sa propension à ne prendre en compte que le minimum de causes, il finit tout de même par heurter un autre principe parcimonieux : celui de la phylogénie. En effet, si deux espèces issues d'un même ancêtre commun manifestent les mêmes caractères, c'est qu'ils proviennent d'un ancêtre commun exclusif ou du dernier ancêtre commun. Et pour reconstituer l'arbre phylogénétique des intelligences, il faut connaître leurs formes d'expressions chez les autres espèces.
À partir de là, une tout autre perspective scientifique s'ouvre à notre entendement trop longtemps borné par les postulats dualistes et cartésiens. Certes, de Descartes à Morgan, on se félicite d'une méthode qui engage les recherches sur des éléments constitutifs de l'intelligence, qui, plus pertinemment, s'orientent vers les intelligences et, in fine, autorise le travail minutieux de la reconstitution phylogénétique, comme l'illustrent certains articles de ce Dossier. Néanmoins, le spectre dualiste à la peau dure, même si les grands auteurs comme Darwin et Romanes évitent de parler de l'homme et de l'animal en précisant de l'homme et des animaux !
Malgré l'excellence de nombreux chercheurs et laboratoires français, notre grand pays scientifique reste globalement en retard sur les études en éthologie et en psychologie comparée. Pourquoi ? À cause de notre ontologie dualiste. Pourquoi le Japon a-t-il la meilleure école d'éthologie du monde ? Parce que les Japonais sont animistes. Et l'on découvre que nos grands programmes scientifiques reposent sur nos ontologies fondamentales... De fait, en France on doit « prouver » que les chimpanzés ont de l'empathie alors qu'au Japon il faudrait « prouver » qu'ils en sont dépourvus. Et ça, c'est tout à fait humain. Mais prenons garde, ce n'est pas que des avancées des connaissances dont il est question. Notre avenir en dépend dans le monde qui se met en place, car la façon dont on perçoit les animaux est la même qui prévaut envers les robots.
Les articles réunis dans ce Dossier décrivent la diversité des intelligences dans le règne animal, leur dynamique dans les espèces humaines depuis l'aube de l'humanité ainsi que la dynamique, la complexité et le potentiel de celle que l'on veut bien nous prêter aujourd'hui.
Le « second âge des machines »
Comment situer l'intelligence humaine – qui n'est pas la seule à être munie de différents types de consciences – entre les intelligences naturelles et l'émergence des intelligences artificielles dont les algorithmes ont déjà pénétré tous les aspects de nos vies ? Le « second âge des machines » est déjà là et toutes nos formes d'intelligences associées aux capacités cognitives de notre cerveau gauche (logique, analytique, algorithmique, objectif, rationnel...) se trouvent en concurrence avec des robots et des algorithmes devenant toujours plus performants. Or, nos programmes scolaires et notre éducation privilégient ces capacités cognitives en négligeant celles de notre cerveau droit qui, pour l'instant, échappent aux machines (synthèse, holistique, émotions, artistique, intuitif...). Nous entrons dans la troisième coévolution.
La première coévolution concerne tous les organismes vivants et leurs interactions. La deuxième se met en place avec les premiers hommes (Homo erectus) avec des innovations techniques et culturelles, comme la cuisson et la taille des outils (voir Un cerveau taillé pour l'intelligence, par D. Stout, page 68), qui modifient et sélectionnent nos organismes, des gènes aux capacités cognitives. La troisième se manifeste depuis le début du xxie siècle avec l'impact des nbic (nanotechnologies, biologie naturelle et de synthèse, sciences informatiques et cognitives).
Mais contrairement aux sirènes du transhumanisme qui postulent que l'évolution est arrivée à son terme et que nos technologies doivent prendre le relais, il faut penser notre avenir en fonction des interactions de ces trois coévolutions ; l'émergence, en quelque sorte, d'une nouvelle intelligence. Car, fondamentalement, c'est quoi l'intelligence ? Essentiellement des interactions. Des vers de terre aux neurones en passant par les individus et les puces électroniques, toute intelligence est une propriété émergente des interactions.
Le syndrome de la Planète des singes est un signal. Notre humanité doit se remettre en marche. Notre cervelet possède 70 milliards de neurones connectés à l'ensemble de notre corps et de notre cerveau et des études récentes montrent que la marche, et tout particulièrement dans un bout de nature, augmente notre créativité de 60 % ; et c'est encore mieux avec les autres. Dépêchons-nous tant que les robots marchent comme des pantins et tant qu'ils n'ont pas de cerveau gauche. L'avenir déjà engagé de l'humanité se dicte ainsi : soit l'intelligence artificielle nous dépasse, soit nous devenons des humains doués d'intelligences augmentées. Il est temps que j'aille me promener dans la campagne comme ce cher Darwin... pour l'avenir de l'humanité ! »