Concevoir l’Être humain sans Être ?
Préambule : annuler l’Être à l’Être humain ou le banaliser, c’est n’avoir plus à faire qu’à un être inerte que l’on ne pourra même pas qualifier d’être vivant. Il ne sera plus qu’un amas de matière baryonique.
Concevoir l’être humain sans être ? Telle est bien la question que je me suis spontanément posée lorsque j’ai lu l’article dans le ‘Monde’ du 12/10/2016 : ‘L’homme 2.0 ou la mort des limites’, l’auteur Laurent Alexandre est chirurgien urologue et président de DNAVision. Dans le cours de cet article on lit rapidement la conséquence de l’annulation de l’’être’ de l’être humain par cette phrase : « rendre l’homme maître de sa propre nature ». En pensant que l’homme serait réductible à n’être que d’une nature, quelle qu’elle soit, on annonce qu’avec la maîtrise de celle-ci, il pourrait être prisonnier de lui-même, s’immobiliser dans lui-même, être autarcique, figé et sans interaction avec aucune extériorité. Sans l’être de l’être humain qui nous caractérise, pourrais-je parler de lui, là, maintenant, dans cet article ? Qui serais-je ? Où serais-je ? Et vous qui seriez-vous ? Où seriez-vous ?
L’auteur de l’article nous annonce d’emblée : « L’homme se construit sur ses limites, ses faiblesses et l’inéluctabilité de la mort. Dépassant ce fatalisme, les transhumanistes veulent supprimer toutes les limites de l’humanité et démanteler tous les impossibles grâce aux technologies NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives), dont le potentiel croît de manière exponentielle. La mort de la mort, l’augmentation des capacités humaines, la fabrication d’intelligences artificielles, la création de la vie en éprouvette et la colonisation du cosmos sont les cinq premiers objectifs de ce mouvement qui promeut l’homme 2.0, ou l’homme-dieu. »
A propos des NBIC, Pascal Picq que j’ai déjà cité dans l’article du 21/09/2016 : « P. Picq l’annonce, S. Dehaene l’illustre. » nous dit tout autre chose et même exactement le contraire parce qu’il n’est pas réducteur de ce qui fait la richesse et la spécificité de l’être humain : « Mais contrairement aux sirènes du tranhumanisme qui postulent que l’évolution est arrivée à son terme et que nos technologies doivent prendre le relais, il faut penser notre avenir en fonction des interactions de trois coévolutions (1e celle qui a concerné tous les organismes vivants et leurs interactions ; 2e celle qui s’est mise en place avec les premiers hommes (homo erectus) avec des innovations techniques et culturelles, comme la cuisson et la taille des outils ; 3e celle qui se manifeste depuis le début du XXIe siècle avec l’impact des NBIC). Ces trois coévolutions permettent l’émergence, en quelque sorte, d’une nouvelle intelligence. Car fondamentalement, c’est quoi l’intelligence ? Essentiellement des interactions… » En me fiant à Picq, je comprends par nouvelle intelligence : nouvelle ampleur de cette intelligence = nouvelle ampleur de l’être de l’être humain, nouvel enracinement de l’être de l’être humain qui s’humanise de plus en plus et devient ainsi moins dépendant, moins déterminé par son origine naturelle (ceci est illustré dans mes différents articles par les conquêtes de l’être dans la nature à l’égard de l’être de la nature cohabitant en l’être humain.) Il faut préciser tout de suite que ce processus ne peut être vertueux que s’il ne se fait pas au détriment d’autres êtres vivants.
Le maître mot de P. Picq est interaction, selon moi, il est aussi le maître mot de la motivation du physicien, c’est ce que j’ai précisé dans l’article du 23/08/2016 : ‘Décrire comment les humains interagissent avec la nature ? Comment ils évoluent grâce à cette interaction ?’
L’article de P. Picq dans le N° de ‘Pour la Science’ a pour titre ‘Le roman des intelligences’, et en avant-propos : « Pour appréhender toute la diversité et la richesse des intelligences dans leur dynamique (évolutive ou individuelle), nous devons nous défaire d’une conception dualiste qui oppose humain et animal. C’est aussi essentiel pour que demain nous puissions cohabiter au mieux avec les nouvelles formes d’intelligence. » L’avenir, selon P. Picq, est celui des nouvelles intelligences alors que pour les technophiles invétérés l’avenir appartient aux Gafami (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft et IBM) ou aux BATX (Baidu, Ali-baba, Tencent et Xiaomi), qui sont les concurrents chinois de la Silicon Valley, et selon L. Alexandre, personne ne peut lutter contre les immenses moyens des géants du numérique, qui bénéficient d’une base installée de milliards de clients (sic) : les transhumanistes ont des moyens quasi illimités.
Alerte donc, selon l’auteur, puisque ce serait un changement de civilisation qui serait en train de s’engager avec ce tsunami technologique.
Ne soyons pas naïfs ni angéliques, l’être humain pourrait s’autodétruire, la crainte n’est pas vaine ; l’être humain pourrait détruire l’environnement qui assure son existence parce qu’il ne sait pas encore à quel point il est dépendant de l’interaction vitale avec la Nature. Il est dépendant puisqu’il en est l’émanation et ce cordon ombilical ne pourra jamais se rompre.
Au recto de la page du ‘Monde’ où se trouve l’article traité, il y a un autre article qui nous indiquerait quasiment le chemin inverse et qui s’intitule : « Il est temps d’arrêter de courir après le propre de l’homme ». L’auteur : Frans de Waal, est éthologue, enseignant à l’université d’Emory (Géorgie, EU) et a écrit un livre au titre explicite : ‘Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l’intelligence des animaux ?’. Lire l’article vaut la peine. Je ne citerai que quelques extraits de celui-ci.
Après avoir cité l’ensemble des performances que l’éthologue considère avoir détecté chez les animaux, il lui est demandé : « Qu’est-ce qui nous reste, à nous humains ? » sa réponse fuse : « Honnêtement pas grand-chose. Le développement du langage comme moyen de communication symbolique, quand même. Les autres n’en sont pas dénués mais nous restons dans une catégorie à part. En dehors de ça, je ne vois pas. Nos capacités d’intelligence sont parfois plus développées. Mais c’est une différence de degré, pas de nature. Il est temps d’arrêter de courir après le « propre de l’homme ». Dans ma vie, j’ai dû voir 25 propositions sur le propre de l’homme. Toutes sont tombées. On perd notre temps. Mieux vaut comprendre les règles générales de la cognition et étudier les spécificités de chaque espèce. Pourquoi toujours chercher ce qui nous est unique, à nous ? » Un peu plus loin dans l’article, il est demandé : « D’où viendra la prochaine percée ? » ; réponse : « Les neurosciences vont beaucoup nous apprendre. Pour l’instant, elles sont restées très descriptives. Mais elles vont être de plus en plus précises. Montrer des homologies(sic). Que non seulement les animaux ont des capacités communes, entre eux et avec nous, mais que leurs cerveaux fonctionnent pareil. Des collègues l’ont fait en montrant que les chiens percevaient le langage humain de la même façon que nous… » Avec ce propos, j’entends les conséquences d’une pensée étroite car vouloir établir une homologie entre l’ancêtre humain qui a fondé le langage avec l’animal qui perçoit quelques mots et intonations de ce langage grâce à un apprentissage dû à la domestication, cela est plus que troublant. Il me semble que l’éthologie a atteint le stade d’une science, il y aurait donc des personnes qui se proclament éthologistes mais qui sont loin d’être des scientifiques.
Il me semble qu’un paléoanthropologue ne peut pas exprimer de telles inepties car celui-ci étudie la façon dont l’homo-sapiens surgit finalement en s’extirpant, durant les dernières 2 millions d’années, par étapes successives de l’évolution, des péripéties naturelles violentes qui ont failli le rayer de l’existence. A ce stade de la réflexion on peut valablement me répliquer : ‘il en fut de même pour les autres êtres vivants !’. Effectivement, en acceptant l’idée d’un ordre commun à l’origine, celui des primates, on peut constater qu’il y eut des processus différents d’évolution, d’adaptation à la Nature, qui ont abouti à l’émergence d’espèces qui se distinguent.
Sur des préalables, a priori, antipodiques, les transhumanistes de Laurent Alexandre et les éthologues façon Frans de Waal veulent régler leur compte à l’être humain. Est-ce que c’est le signe que l’être humain perd les marques de sa raison d’être ? En ce qui concerne les transhumanistes la réponse est positive car la lumière que lui renvoie le miroir des technologies qu’il invente, peut l’aveugler et lui faire croire qu’il est au bord d’atteindre le stade de l’homme-dieu. En ce qui concerne les éthologues façon F. de Waal, il y a un autre phénomène qui est jeu car effectivement on peut considérer que le genre humain a historiquement méprisé les formes de vie, les stades de vie, autres que la sienne et nous rencontrons là, en retour, un effet boomerang qui viserait à ratiboiser les spécificités de l’être humain pour qu’enfin une sorte d’égalité, ou pour le moins d’homologie, puisse être établie. Il est hors de question, encore moins au nom d’une scientificité bâtarde, d’entretenir et d’accepter un tel mouvement extrême de balancier.
A l’injonction de l’éthologue qui nous dit : « Il est temps d’arrêter de courir après le « propre de l’homme » », j’ai envie de répondre benoîtement : « Ah bon ! sur la planète Terre ce ne serait pas un propre de l’homme que de concevoir un univers qui aurait une histoire de plus de 13,8 milliards d’années, ce ne serait pas un propre de l’homme que de concevoir des instruments qui permettent d’ausculter l’infiniment grand ou l’infiniment petit et d’inférer sur les phénomènes naturels que l’on observe, ce ne serait pas un propre de l’homme que de vouloir s’émanciper des contraintes de la nature et de ses déterminations, en mettant au jour ses lois qui gouvernent notre environnement, ce ne serait pas un propre de l’homme que de… » ; « Ah bon ! ce n’est pas propre à l’humanité que d’avoir généré en son sein des Galilée, Descartes, Newton, Maxwell, Einstein,… des Kant, Spinoza, Hegel,… des Humboldt, Freud, Benveniste… ».
Pour que dans le ‘roman des intelligences’ selon P. Picq, soit écrit un nouveau chapitre, les physiciens doivent apporter une contribution significative. A mon sens, celle-ci sera effective lorsque le verrou de la finitude cosmologique sautera. En effet la pensée dominante se réfère à une histoire de l’univers entier qui est représentée par la Relativité Générale qui impose une représentation de l’univers bloc, intemporel, inaltérable. Tout est joué dès le Big-Bang de notre univers, à partir de ce moment-là, la chaîne de causalité s’occupe du reste (voir article du 03/06/206 : ‘Bienvenu au ‘Temps créatif de Nicolas Gisin’). Telle est la représentation de l’univers dans laquelle l’intelligence humaine se trouve contrainte, immobilisée.
Si on recense les différentes cosmogonies élaborées par l’humanité, il est évident que l’être humain a toujours éprouvé la nécessité de poser sa pensée sur une origine du temps pour que celle-ci puisse se déployer, jusqu’à ce que l’obsolescence de cette origine provisoire soit pensée et partant dépassée. Actuellement, il est temps de penser à l’obsolescence du moment primordial appelé Big-Bang, il y a matière à la constater et des faits nouveaux rendront ce processus irréversible. Nous statuerons pour une nouvelle origine plus profonde et donc vers la conception d’un univers ou des univers qui permettront un nouveau déploiement de la pensée du sujet pensant et les transhumanistes resteront cois car dépourvus et les éthologues façon F. de Waal devront remiser leur thèse.