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24 mai 2017 3 24 /05 /mai /2017 17:20

Emergence : pourquoi les physiciens recourent-ils à cette notion ?

Avec cet article je propose de réfléchir à la notion d’émergence qui fait florès actuellement en physique théorique et ainsi tenter de comprendre si cette notion constitue un subterfuge ou bien constitue une avancée de la compréhension de certaines propriétés physiques, jusqu’à présent, impossibles à élucider.

Je propose de prendre comme premier exemple de la survenue de la notion d’émergence celui relatif à la théorie de la gravité quantique à boucles telle qu’elle est présentement développée par Carlo Rovelli. Il écrit : « Il n’y a pas de temps dans la gravité quantique à boucles… Qu’est-ce donc enfin que le temps, et son « écoulement ?» « Le temps doit émerger (sic), comme l’espace, du champ gravitationnel quantique[1]. » Selon l’auteur, les raisons pour lesquelles l’espace et le temps ne résultent que d’un processus émergent, c’est qu’ils ne sont pas réels car selon lui le monde est fait de champs quantiques invariants. P 177, du livre cité : « Les particules sont des quantas de champs quantiques ; la lumière est formée des quantas d’un champ ; l’espace n’est qu’un champ, lui aussi quantique ; et le temps naît à partir des processus de ce même champ. Autrement dit, le monde est entièrement fait de champs quantiques. Ces champs ne vivent pas dans l’espace-temps ; ils vivent, pour ainsi dire, les uns sur les autres : des champs sur des champs. L’espace et le temps que nous percevons à grande échelle sont l’image floue et approchée d’un de ces champs quantiques : le champ gravitationnel. Ces champs qui vivent sur eux-mêmes, sans besoin d’un espace-temps pour leur servir de substrat, et capable d’engendrer eux-mêmes l’espace-temps, sont appelés champs quantiques covariants. »

Le deuxième exemple qui fait intervenir un processus d’émergence, nous le devons à Erik Verlinde, physicien théoricien Hollandais. Sa proposition théorique[2] d’émergence concerne la gravitation. Pour lui l’espace-temps est réel à l’échelle quantique et la gravitation telle qu’elle est décrite par la Relativité Générale est émergente, voici ce qu’il nous explique : « Le but de la gravité émergente est d’obtenir les équations qui gouvernent la gravité à partir de considérations quantique en utilisant des ingrédients de la théorie de l’information quantique. Une des idées principales est que différents éléments d’espace-temps sont englués grâce à l’intrication quantique. La gravité peut être obtenue à partir d’unités microscopiques qui façonnent l’espace-temps. Ces ‘molécules d’espace-temps’ sont des unités d’information quantique (qubits) qui sont entre elles intriquées, avec l’importance de l’intrication mesurée par l’entropie d’intrication. »

Quand on lui demande combien la gravité émergente affecterait le reste de la physique ? Voici ce qu’il en pense :

« Notre perception des composants fondamentaux de la nature changerait d’une manière drastique. Nous ne penserons plus en termes de particules élémentaires et de forces fondamentales mais en unités d’information quantique. Désormais, les forces de jauge responsables des interactions électrofaibles et fortes seront comprises comme étant émergentes, et cela constitue la voie par laquelle les forces fondamentales de la nature deviendront unifiées. Dans ce sens, toutes les lois courantes de la nature seront perçues comme émergentes. »

Le troisième exemple qui fait intervenir une théorie de l’émergence nous le trouvons dans les deux articles du récent numéro de ‘Pour la Science’ de mai 2017 qui a pour titre général ‘Trous noirs intriqués : une porte vers l’espace-temps quantique’. premier article de Clara Moskowitz, affirme d’entrée : « l’espace et le temps émergeraient de l’intrication quantique de minuscules bribes d’information : telle est l’audacieuse hypothèse explorée par le projet collaboratif intitulé It from Qubit. » Qubit est la contraction de bit quantique et représente la plus petite quantité d’information : c’est la version quantique du bit informatique. Malgré les apparences ce troisième exemple diffère de celui évoqué par E. Verlinde et inversement à ce que postule C. Rovelli, voir page 22 de ‘PlS’ :« l’espace-temps serait le constituant premier originairement composé de minuscules bouts d’information. Selon cette approche, ces petits éléments, en interagissant, créent l’espace-temps et font émerger ses propriétés, telles que la courbure – dont découle la gravité. » « De quoi exactement ces bits sont-ils faits et quel type d’information contiennent-ils ? s chercheurs l’ignorent. Mais curieusement cela ne semble pas les déranger. Ce qui compte, ce sont les relations entre les bits eux-mêmes. Toute la richesse vient de ces relations collectives. Ici, l’élément crucial, ce n’est pas les constituants, mais la manière dont ils s’organisent. »

A la lecture de ces quelques lignes, il est légitime d’exprimer un certain scepticisme à propos du recours à cette thèse de l’émergence. Celle-ci est actuellement proposée après des décennies infructueuses de mise en évidence d’une véritable théorie de la gravité quantique confirmée par l’observation et donc acceptée par la communauté scientifique. Est-ce que ce recours à l’émergence ne serait qu’un moyen détourné qui masquerait un renoncement à savoir reconnaître, identifier, exprimer, les propriétés de la nature à l’échelle quantique ? Ce qui se dit dans l’article à ce niveau c’est qu’après tout peu importe ce qui précède ce que l’on fait apparaître en accord avec le processus de l’émergence. En conséquence, avec cette marge de liberté que s’octroient les théoriciens en question, ce qu’ils font apparaître, in fine, par l’intermédiaire du processus d’émergence relève plutôt de l’intuition, de la conception, a priori des auteurs, et non pas le fruit d’un raisonnement scientifique rigoureux, habituel, qui puisse être compris et partagé, pas à pas, par les collègues physiciens. N’oublions pas que l’interaction en jeu c’est l’intrication dont nous connaissons définitivement sa bizarre phénoménologie sans comprendre quoi que ce soit de sa nature. Donc, il est évident qu’il faut garder une bonne distance intellectuelle à l’égard de ce qui est énoncé dans le cadre de cette thèse de l’émergence, ainsi je cite, p.23 : « Selon une idée fascinante (sic) proposée récemment, l’étoffe de l’espace-temps serait tissée par l’intrication quantique des éléments sous-jacents d’espace-temps, qu’elle qu’en soit la nature. » « La gravité et l’espace-temps pourraient n’être que le produit final, en trois dimensions, de l’intrication des qubits dans un espace n’ayant seulement que deux dimensions. » Certes les chercheurs (déjà +200) qui travaillent sur ce sujet n’ignorent pas l’étendue du chantier et ses arêtes, mais cette propension à mettre la charrue devant les bœufs peut nourrir un certain scepticisme. P.24 : « Une fois que les différents aspects de l’intrication seront mieux compris et maitrisés, les chercheurs comprendront peut-être comment l’espace-temps émerge de ce phénomène (sic). »

Le deuxième article de ‘PlS’ est écrit par J. Maldacena, il a pour titre : ‘l’intrication quantique est-elle un trou de ver ?’, par un raccourci fréquent on écrit EPR=ER, conjecture proposée Maldacena et L. Susskind en 2013. EPR fait référence à l’article fondateur de la propriété de l’intrication et ER fait référence à l’article fondateur du trou de ver. D’un point de vue théorique les trous de ver laissent apparaître des propriétés qui pour nous ne peuvent être que de l’ordre de la fiction. Ainsi un trou de ver permet sur le papier à un vaisseau spatial ou tout autre objet d’entrer par une extrémité et en sortir instantanément à son autre extrémité située dans un lieu et un temps différent. Les trous de ver à la Einstein-Rosen (ER) ne sont pas traversables, ils s’effondrent avant que l’on se présente devant. Selon les travaux de J. Maldacena et d’autres, des trous noirs objets quantiques par excellence pourraient être intriqués, plus précisément puisque : « vus de l’extérieur, les trous noirs ressemblent à des systèmes quantiques ordinaires, rien ne nous empêche (en théorie) de considérer deux trous noirs intriqués et très distants l’un de l’autre. Chacun a un grand nombre de micro-états quantiques possibles. Et l’on peut imaginer (sic) une intrication telle que chaque micro-état quantique du premier trou noir est corrélé avec le micro-état correspondant du second. A partir de là nous suggérons qu’une paire de trous noirs aux micro-états ainsi intriqués produirait un espace-temps dans lequel le trou de ver relierait l’intérieur des deux trous noirs. En d’autres termes, l’intrication quantique crée une connexion géométrique entre les deux trous noirs. » « Si l’équivalence entre trous de ver et l’intrication quantique se généralise (sic), la connexion spatiale pourrait impliquer de minuscules structures quantiques qui ne suivraient pas notre vision habituelle de la géométrie. Nous ne savons toujours pas décrire ces géométries microscopiques, mais l’intrication de ces structures pourrait, d’une manière ou d’une autre, donner naissance à l’espace-temps lui-même. C’est comme si l’intrication pouvait être considérée comme un fil reliant deux systèmes. Quand la quantité d’intrication augmente, nous avons beaucoup de fils, et ensemble ces fils pourraient tisser la trame de l’espace-temps. Dans cette représentation, les équations de la relativité d’Einstein régissent les connexions et les reconnexions de ces fils, tandis que la physique quantique serait l’essence de la construction de l’espace-temps. »

Je cite largement J. Maldacena parce que ses analyses et ses résultats scientifiques sont réputés. Ci-dessus on lit sa conviction que l’émergence de l’espace-temps résulte d’un processus qui se trame dans la nature et qu’il y aurait enfin matière à unifier relativité générale et mécanique quantique.

Dans plusieurs articles (notamment celui du 9/12/2015) j’ai proposé que l’intrication quantique entre deux objets devait s’expliquer, du point de vue de l’observateur, par l’absence d’espace-temps qui relie les objets car l’intrication se produit à l’origine dans un temps < TpS. Donc l’observateur ne peut fonder le temps et en corollaire l’espace, et en conséquence aucune différenciation des objets ne peut opérer. Etant donné l’interprétation la plus courante du trou de ver, j’accepte l’égalité EPR = ER, qui conforteraient ma conception de l’intrication et sa cause. Mais la conséquence est remarquable car selon mon scénario l’espace-temps témoigne de la présence du sujet pensant qui cogite à propos des lois de la nature et contrairement à ce que Maldacena nous dit, les ingrédients basiques de l’espace-temps ne sont pas dans la nature. Effectivement mon hypothèse est dérangeante pour la majorité des physiciens car ils sont toujours convaincus que les connaissances qu’ils mettent en évidence sont objectives et correspondent donc à un ‘voir’ et à un ‘connaître’ de ce qui est intrinsèque à la réalité : celle de la nature, c’est-à-dire ce qui est en dehors de nous : êtres humains. Il y a des positions dont le clivage est moins net avec les miennes, c’est le cas avec Mermin, avec Chalmers et les Qbists : voir article du 27/05/2014, mais le chemin de la convergence sera long parce que tortueux.

Toutefois, le fait que des physiciens absolument réalistes soient obligés de s’appuyer sur un concept d’émergence pour qu’à partir de celle-ci, ils soient capables de discerner des objets, des concepts, qui puissent s’insérer dans leur discours scientifique, devrait les interpeller sur la validité de leurs convictions de producteur d’un savoir universel. Ils devraient se demander pourquoi : ils ne lèvent le voile de la nature qu’à partir d’un certain stade en laissant dans une étonnante approximation voire dans l’épaisseur de l’ignorance des causes profondes et premières.

La notion d’émergence me convient, pas comme un recours face à la défaillance de la prédiction théorique, mais très explicitement je la conçois a priori lorsque je précise la conception rassemblée de ma métaphysique : « Au sein d’une éternité, parmi tous les possibles, l’anthrôpos ne cesse de creuser sa compréhension du monde… ». Dans cette formule le battement du temps est un symptôme, celui de la présence de l’anthrôpos et l’émergence est la conséquence de l’activité permanente du creusement vers la compréhension de la nature physique du monde.

 

[1] ‘Par-delà le visible’, p. 162, édit, O. Jacob, 01/2015

[2] Voir article du Cern-courier, May 2017

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