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29 avril 2018 7 29 /04 /avril /2018 06:52

L’Ordre du Temps selon C. Rovelli

J’ai encore récemment abordé le sujet du temps dans l’article du 04/04/2018 où j’ai cité E. Witten : « L’espace-temps est peut-être maudit » et N. Seiberg : « l’espace-temps était une illusion ». Plus antérieurement entre autres, le 03/06/2016 : « Bienvenu au ‘Temps Créatif’ de N. Gisin » j’avais indiqué que l’approche de ce sujet par Gisin était intéressante et j’en avais discuté directement avec lui, mais c’était de sa part juste un ‘éclat’ auquel il n’avait pas l’intention d’y consacrer plus de temps (dommage !!). Le 02/05/2013, j’ai posté un article : « Bienvenu au ‘Moment Présent’ de Lee Smolin » mais je n’ai jamais pu en parler avec lui. Par contre, il me fut possible d’échanger sur ce sujet avec Carlo, le 09/01/2016 puis le 10/12/2016. Ces échanges sont communiqués ici à la fin de l’article dans P.S.1. Enfin, on ne peut ignorer l’article du 19/07/2017, consacré à la publication du livre de Dean Buonomano : ‘Your Brain is a Time Machine ; The neuroscience and Physics of Time’.

            Dans son livre récent, édit : Flammarion, C. Rovelli[1] présente une synthèse du travail essentiel de sa vie de chercheur consacrée au questionnement sur la nature du temps. D’emblée les premières lignes de son livre nous disent : « Je m’arrête. Je ne fais rien. Rien ne se produit et je ne pense à rien. J’écoute le temps qui passe. C’est cela, le temps. Familier et intime. Son vol nous emporte. La fuite des secondes, des heures, des années nous lance vers la vie, puis nous entraîne vers le néant… Nous habitons le temps comme les poissons habitent l’eau. Notre être est un être au temps. Sa cantilène nous nourrit, nous ouvre au monde, nous trouble, nous épouvante, nous berce. C’est entraîné par le temps, selon l’ordre du temps, que l’univers dévide son devenir… »

            Dommage, car dès ces premières lignes superficielles Carlo nous annonce une des conceptions du temps des plus banales. Je me permets de le dire parce qu’en 2000, j’ai publié un livre[2] comprenant un chapitre premier s’intitulant : « Portraits du Temps » traitant du même sujet durant 15 pages, extraits en copie en P.S.2, et aboutissant à une conclusion franchement différente : « Le temps s'accroche à tout ce qui vit. » ; « Il savourait une réelle sérénité induite par la pensée de l'enchevêtrement du temps physique et du temps de l'humain pour rendre compte de l'équilibre de l'existence, là où se noue, dans un flux continu comme dans un dialogue perpétuel, la nature de l'univers et la nature de l'humain. Cette conclusion le comblait»

            Ma thèse est que l’être humain est le fondateur du temps et celui-ci est inhérent à la pensée qui investit la compréhension, la connaissance, du monde physique. ‘Présence’ du sujet pensant et ‘Temps’ sont les versants d’une seule et même entité. Selon Rovelli : « Le temps de la physique, en définitive, est l’expression de notre ignorance du monde. Le temps est ignorance. » Au contraire, je considère que le temps est le symptôme, le cheminement du sujet pensant qui inexorablement doit conquérir une plus grande connaissance du monde pour toujours se situer et s’émanciper des déterminations du monde naturel qui l’a engendré. En conséquence, il est erroné de vouloir découpler ces deux versants de la seule et même entité.

            Plus loin en page 12, il pose des questions plus appropriées, mais les idées prémisses biaisent les réponses à ce questionnement. Je cite : « J’ai aussi découvert que nous ne savons pas encore exactement comment fonctionne le temps. Sa nature reste un mystère, peut-être le plus grand de tous. D’étranges liens le rattachent à d’autres énigmes non résolues : la nature de la consciences, l’origine de l’univers, le destin des trous noirs, le fonctionnement de la vie. Quelque chose d’essentiel nous renvoie sans cesse à la nature du temps. » ; « Est-ce que nous existons dans le temps, ou bien le temps existe-t-il en nous ? Qu’entend-on exactement par « l’écoulement » du temps ? Comment le temps est-il relié à notre nature de sujet ? Et qu’est-ce que j’écoute, lorsque j’écoute le temps qui passe ? »

            Ce livre de C. Rovelli sera le sujet d’un prochain article dans quelques temps, notamment sur le thème de la déconstruction comme Carlo l’annonce.

P.S.1. Première discussion :

o De Carlo Rovelli le 09/01/2016

o Cher Philippe,
Merci pour votre intéressant message. Est-ce que vous avez des articles ou de textes dans lesquelles votre idée est développée ? Comment arrivez-vous à l'estimation de 10-23 à 10-25s pour ce temps du sujet ?

L'idée d'un temps minimal dans le fonctionnement de la conscience est très convaincante, bien sûr, mais un rôle de ce temps au niveau physique est une idée nouvelle, à notre connaissance.
C'est intéressant de considérer la possibilité que la réalité physique soit interprétée en termes de relations entre systèmes, et dans ce cas, le temps de résolution de sujet de l'information devient important, mais d'où viendrait-t-il un temps de l'ordre 10-24s ? Quels phénomènes indiqueraient ce temps ? Carlo Rovelli 

o  Le 16/01

Cher Carlo Rovelli, je vous joins volontiers mes réponses à votre questionnement. Voilà où j’en suis avec mes réflexions. Peut-être qu’un échange fructueux va s’installer. J’y suis favorable. Bien amicalement.  

Réponses à C. Rovelli.

Comment estimer 10-23 à 10-25s ? Cette estimation résulte de la conjonction de 2 réflexions distinctes a priori. En premier, dans les années 1960-70 nous étions submergés par la production de particules résonantes. Certaines avaient une durée de vie τ tellement brève que l’on ne pouvait pas observer leur trace physique dans les détecteurs quels qu’ils soient. Par contre on pouvait les reconstituer à partir des éléments de désintégration. Cela a conduit à l’idée qu’il y avait des particules virtuelles mais réelles jusqu’à une certaine limite et au-delà on ne savait plus se prononcer quant à la réalité en maintenant l’idée de virtualité. La limite se situait autour de 10-21 à 10-22s. Cette limite d’observation est encore vraisemblable malgré les progrès technologiques de la détection directe. Pour avoir de la marge j’ai placé le point aveugle de l’observateur autour des valeurs estimées

L’autre réflexion concerne mon impossibilité d’adhérer au réalisme absolu d’Einstein. A mon sens son affirmation : « Ce qui du point de vue physique est réel … est constitué de coïncidences spatio-temporelles. Et rien d’autres. », contient une contradiction, puisque dans ce contexte l’observateur n’a plus besoin d’être présent. Le mot « observateur » employé après coup (seulement à partir de 1936) par Einstein est à cet égard révélateur. Les coïncidences peuvent exister dans la réalité mais on ne peut pas les observer. Ce n’est que lorsque la présence de l’observateur est incluse que l’on peut constater des quasi coïncidences qui ne sont pas réelles mais considérées comme telles. L’observateur occupe un intervalle de temps TpS qui est la condition de sa ‘Présence’ et qui est aussi un point aveugle de ses facultés. Vous comprenez qu’à ce niveau je fus très intéressé lorsqu’après coup j’ai lu les propositions d’A Connes en 1997 car malgré TpS la métrique est égale à 0 ; (voir article blog du 26/05/2015). Il y avait la possibilité d’une superposition qualitative qui m’intéressait car en plus je partageais sa thèse que le point 0 avait une structure interne. Mais il n’y eut pas de suite de sa part, autant que je sache. Il serait intéressant de comprendre pourquoi il n’a pas persévéré.

Il n’y a pas la possibilité pour le sujet pensant d’accéder à la réalité du monde physique (au sens einsteinien), car ce monde ne peut être pensé que par la ‘Présence’ intégrale de l’être réflexif pour qu’il y ait un discours scientifique sur ce monde.

Enfin un article de Marcia Bartusiak, en avril 1993 : relatant vos travaux avec Ashtekar et Smolin m’avait interpelé : ‘ They need a quantum clock. And that may require some new mathematics…”. Je considère que TpS est le tic-tac primordial de cette horloge quantique.

Vous dites : « un rôle de ce temps au niveau physique est une idée nouvelle. » Effectivement je ne connais pas un développement équivalent et à ce sujet j’éprouve parfois, depuis une dizaine d’années, une solitude intellectuelle pesante. J’ai reconnu des convergences intéressantes. Ainsi L. Smolin, il y a quelques années, a émis l’hypothèse du ‘moment présent’ mais il n’a pas su franchir le Rubicond c’est-à-dire le quantifier. Il n’a pas voulu non plus toucher au totem (voir article blog : 2/05/2013). 

 En ce qui concerne les travaux de S. Dehaene, ils sont de très grandes qualités mais ils traitent de la conscience (voir article blog du 26/05/2015). Je m’appuie sur ces résultats pour accentuer le caractère vraisemblable de mon hypothèse TpS mais cela se joue sur un autre plan. On ne peut pas envisager qu’à partir du résultat de Dehaene on puisse par intégration passer au niveau de l’existentialité ou bien par un chemin inverse analytique trouver une correspondance logique entre les deux termes. Il y a des niveaux intermédiaires extraordinaires qui relient ces deux extrêmes de la mesure de l’être humain qui nous interdisent de l’envisager (actuellement et probablement jamais). Toutefois il serait intéressant de poser la question à S. Dehaene ou à des spécialistes de ce domaine. Il m’arrive de penser que TpS pourrait être considéré comme un existential au sens donné par Heidegger. Les travaux de Dehaene confirment ce que j’appelle une petite ‘présence’ et il est impossible de considérer : ‘Présence’ = ∑ petites ‘présences’.

A partir du moment où une grandeur physique est attribuée à la ‘Présence’ de l’être réflexif, il est possible, comme vous le dites, d’envisager : « en termes de relations entre systèmes, et dans ce cas, le temps de résolution du sujet de … » D’accord pour systèmes, au pluriel, puisque dès qu’il y a quantification de la ‘Présence’, le sujet pensant peut être considéré comme système (à nuancer). Mais sujet de l’information me semble réducteur car la ‘Présence’ du sujet pensant ne peut être réduite au rôle de vecteur d’information(s). A tout moment il est concepteur, il traite l’information et la façonne.

Votre question : Quels phénomènes indiqueraient ce temps ?

En premier lieu TpS, sa valeur, et le concept de ‘Présence’ sont totalement corrélés.

En plus des considérations sur les particules réelles mais virtuelles le résultat des travaux de Seth Lloyd validerait mon hypothèse. La dimension du proton est in fine la dimension ultime que nous savons estimer. Quid de l’électron.

Le phénomène de l’intrication s’explique, selon moi, à cause de TpS qui est un invariant et Δti < TpS, avec Δti : la durée de la production de l’intrication qui donc obéit à la R.R. Si un observateur observe cette opération dans un référentiel qui se déplace à grande vitesse, s’il voit Δt’i = ϒ Δti> TpS, l’observateur ne voit aucune intrication. J’admets que c’est une expérience compliquée mais…

Une autre expérience est, je crois, maintenant possible. Elle concerne la thèse de la ‘Présence’. Il s’agit de faire appel aux moyens de la magnéto-encéphalographie (Labo de Dehaene, par ex.). Il s’agit de placer un physicien appareillé devant un interféromètre et de détecter ce qui se produit dans son cerveau lorsqu’il a une information spatio-temporelle sur l’objet quantique qui parcourt l’interféromètre, puis lorsqu’il n’a aucune information spatio-temporelle sur sa trajectoire. Cette même expérience doit être réalisée avec une autre personne qui n’a pas de connaissance (formelle) au moins sur le phénomène ondulatoire. On devrait constater que ce ne sont pas les mêmes parties du cerveau qui travaillent. Ainsi on pourrait mieux comprendre le pourquoi de deux apparaitre distincts.

Maintenant que nous savons mesurer l’attoseconde cela a permis de traiter l’effet tunnel d’une façon différente (voir article blog : 17/06/2015). La prochaine étape sera d’accéder à la mesure de 10-21s. Etape intéressante car on sera au bord de la limite de TpS mais il faut attendre encore quelques années.

Les articles indiqués : blog, sont accessibles en demandant sur internet : philip.maulion et les articles apparaissent dans l’ordre chronologique.

Deuxième discussion :

Je me réfère à l’article du 10/12/2016 et plus spécifiquement au paragraphe qui commence par : « Ce que je voudrais dire à CR (Carlo Rovelli)… », puisque CR a répondu à mon interpellation, promptement, après que je lui ai envoyé un tiré à part avec ce commentaire préalable : « En premier lieu, je remercie Carlo qui formule avec clarté et force de sa conviction ses idées originales car cela oblige, quand on ne partage pas son point de vue, d’essayer de répondre avec une clarté et une force les plus équivalentes. »

            Mon interpellation était suscitée par ce qu’il affirmait dans une interview de l’actuel N° hors-série de décembre-janvier de la revue ‘La Recherche’ : « Même si l’on ignore exactement comment cela se passe, je suis persuadé que le temps émerge parce qu’on n’a accès qu’à une vision partielle du monde qui nous entoure. » ; « Imaginons un système – nous-mêmes – qui interagit avec le reste du monde. Le temps émerge (distinction entre le futur et le passé) au moment où il y a interaction entre les systèmes. » ; « En fin de compte, je suis dans le camp de ceux non pas qui pense que le temps n’existe pas, mais qu’il n’est pas utile d’avoir du temps dans les équations fondamentales. »

            Ci-joint, ce qu’il m’a fait parvenir en retour à cette interpellation :

               Cher Philip,

« Je vous remercie de l’appréciation que vous aviez manifesté quant à mes paroles, et je voudrais vous répondre avec le plus de précision possible, étant donné que nous sommes, dans les domaines dont vous parlez, à la limite de la physique et de la philosophie.
Quand vous dites « je n’utilise pas la notion de conscience, car c’est une notion trop subjective », je voudrais vous dire, que si l’on veut suivre un grand maître en la matière, Sir Roger Penrose, la conscience dans (sic) l’univers est la notion la plus objective qui soit.
C’est à partir d’elle que, selon nous, devrons être construits, aussi bien les concepts d’intelligence dans le monde, que la notion de temps.
En ce qui concerne le temps, nous avons probablement, encore là, un point de désaccord amical car je crois que la notion de temps a déjà reçu un sérieux choc, avec le concept de cohérence quantique entre deux particules éloignées, ce à quoi s’ajoute la relativité générale où Einstein avait démontré combien les notions de temps étaient justement très « relatifs ».
Voilà donc pourquoi, j’ai cru pouvoir dire, qu’il ne serait pas utile d’avoir le temps dans les équations fondamentales. »

Carlo Rovelli 

Réponse exprimée sur le site le 20/03 :

o   SMC Quantum Physics Dit:

20th March 2016 at 9:43 pm

 

Cher Philip Maulion,
 
Ceci est un sujet qui se trouve au cœur de la gravité quantique. Comme vous le dites, « l'invariance par difféomorphisme » conduit à la conclusion que le
champ métrique à partir duquel nous définissons la relativité générale ne correspond pas lui-même à un objet physique (voir "hole argument" et "manifold sustantialism"). Au contraire, l'espace-temps est identifié avec le champ gravitationnel (c.a.d. avec le champ dynamique).  Cette interprétation est à la base de la gravité quantique à boucles. Un exposé complet se trouve dans le livre de Carlo Rovelli "Quantum Gravity" (section 2.3.2 ‘la disparition de l’espace-temps’). Néanmoins l'espace-temps est toujours bien présent dans la théorie, sous cette nouvelle forme dynamique, qu'ici nous appelons le "métabolisme" de l'espace-temps.  Ainsi donc, pour répondre à votre question : ce qu'on appelle l'espace-temps et le champ gravitationnel sont ultimement la même chose. Puisque que c’est un objet dynamique, ce n'est pas très étonnant qu'il contienne des oscillations qui se propagent dans sa structure.

            P.S.2 ‘Portrait du Temps’, chapitre I du livre « En dix Escales vers l’ouest » publié en mars 2000.

« Il essayait d'imaginer un espace vide de toute présence matérielle, plus désertique qu'un ciel sans nuage.

            Il essayait d'imaginer un espace totalement silencieux, plus silencieux encore que celui de l'océan profond.

            Il essayait de se représenter mentalement un espace sans limite, sans relief, sans aspérité, infiniment lisse où le regard ne rencontre aucun obstacle, où l'ouïe ne distingue aucune sonorité.

               Evidemment une telle étendue infinie, vidée de toute présence, n'a probablement pas d'équivalent réel. Dans tout notre univers, jusque dans ses confins extrêmes, il doit être impossible d'isoler, en toute logique, une étendue qui satisfasse simultanément à ces conditions exceptionnelles. 

               Il devait donc procéder par abstraction pure, mettre en jeu la puissance imaginative de la pensée pour approcher progressivement l'idée d'un espace théorique à trois dimensions,

 

[1] C. Rovelli est physicien, auteur avec Lee Smolin de la théorie de la gravité quantique à boucles. Il est directeur de recherche au CNRS à Marseille.

[2] ‘En dix escales vers l’Ouest’, édit : Publisud. (si vous souhaitez l’acquérir : maulion.philip ϱ orange.fr)

absolument vide, où aucun événement ni aucune présence ne demeurent.

 

            A l'époque où Frédéric menait le plus fréquemment cet exercice intellectuel, sa capacité de concentration était parfois soumise à rude épreuve. Il habitait dans une maison entièrement construite en bois, craquant sans cesse à cause du vent qui par bourrasques plus ou moins soudaines la bousculait. Aussi il devait attendre tard dans la nuit jusqu'à ce que les personnes aimées, avec lesquelles il partageait le toit, soient assoupies. Chaque fois qu'un craquement réel transperçait l'état de vide qu'il imaginait, il lui fallait redoubler de concentration pour amortir au plus vite son écho et colmater ainsi la brèche ouverte dans la volonté de s'immerger dans un état d'isolement parfait.

            A force de volonté et par idéations successives, il parvenait à stabiliser une représentation du vide le plus pur. Il disposait alors d'un banc d'essai, lui servant de référence, pour soumettre à l'épreuve du questionnement logique quelques hypothèses qui l'intriguaient, à propos de l'existence d'un temps physique discernable, indépendamment de toute autre présence.

            Produire un savoir sur l'existence du temps physique ne peut pas se concevoir autrement que par la saisie de son écoulement grâce à une opération de mesure. Cette mesure consiste toujours à définir au préalable, les bornes entre lesquelles celle-ci sera effectuée. L'exercice implique que se mette à l'œuvre une conscience humaine déployant une intention continue partant d'une borne origine, jusqu'à son aboutissement prévu dans un futur appréhendé où est positionnée la borne terminale. L'activité de mesure d'une distance temporelle, met en jeu une faculté de projection, dans le temps à venir, d'une action commencée à un instant présent identifié par l'opérateur de la mesure. Seul l'être humain est doué d'une telle faculté de projection, lui seul a une conscience du temps en devenir ; évaluer des distances temporelles est une activité exclusivement humaine.

En s'appuyant sur cette première observation, Frédéric poursuivait sa réflexion et tentait de comprendre jusqu'à quel degré, l'existence d'un flux du temps physique perceptible est inhérente à l'activité humaine dans toute sa diversité.

            Dans l'espace imaginé par Frédéric à force d'abstraction, vidé d'événements, de reliefs, de bornes et d'appareils de mesure, la saisie d'un intervalle de temps devenait a priori inconcevable. Dans ces conditions l'écoulement du temps n'était plus repérable par une mesure directe ou indirecte. Mais formuler une pensée, de l'évanescence du temps, du silence temporel, n'est pas un exercice aisé, au contraire, le sentiment troublant d'une mise en cause essentielle toujours l'accompagne. C'est pourquoi avant de se hâter de conclure, Frédéric recherchait toutes les failles éventuelles de son raisonnement et essayait d'imaginer d'autres processus susceptibles d'assurer la saisie du temps. Après de nombreuses tentatives toujours infructueuses, il ne pouvait plus exclure la conclusion suivante : il est impossible de dire le temps en dehors de sa mesure entre deux intervalles.

Une question qu'il considérait comme essentielle mobilisait aussi toute son attention : "Peut-on identifier au moins un support de représentation du temps physique autre que celui déterminé par l'action et la pensée humaines ?"

            Depuis plusieurs années, Frédéric relançait régulièrement cette enquête intellectuelle, activité résiduelle d'une curiosité qui avait pris son essor pendant ses études supérieures scientifiques lorsqu'il avait été initié à l'interprétation relativiste du temps.

            Depuis les découvertes d'Einstein on peut démontrer par le calcul que la grandeur mesurée d'un intervalle de temps a une valeur relative aux conditions de la mesure réalisée par l'observateur. Un intervalle de temps fini peut devenir, dans certaines conditions extrêmes de mesure par un observateur, infiniment grand. Dans ce cas les bornes qui servent à repérer l'intervalle de temps sont rejetées à une distance temporelle infinie. Alors, devenu infiniment grand, l'intervalle de temps rejoint l'ordre de grandeur des durées éternelles.

 

            Au fur et à mesure que Frédéric affinait sa conception théorique de l'espace imaginé de silence temporel, un autre temps faisait entendre son rythme et se révélait à sa conscience. C'était un temps intérieur, intime, jusqu'alors implicite et il bruissait maintenant, alors que dans tous ses raisonnements précédents Frédéric avait négligé son existence. Il devait maintenant se rendre à l'évidence, les battements de son cœur, le mouvement cadencé d'inspiration et d'expiration de l'air de ses poumons, ainsi que toutes les autres fonctions élémentaires et essentielles de son organisme constituaient autant d'horloges et d'instruments potentiels de mesure d'intervalles du temps.

            Ses premières conclusions avaient une validité limitée, et pis encore, une durée de vie très courte. Il avait privilégié les conditions de l'évanescence du flux du temps extérieur à son enveloppe physique existante, alors que dans le même instant une multitude d'horloges biologiques lui révélaient maintenant leurs tempos, elles rappelaient que l'opérateur d'une mesure d'un intervalle de temps n'est pas passif, n'est pas neutre, il est là, il interfère, il ne peut pas faire abstraction de sa présence.

            Le temps s'accroche à tout ce qui vit.

            Frédéric devait donc persévérer, aiguiser toujours plus loin ses capacités de concentration, tenter, par extrapolation, d'imaginer un espace où s'effaceraient les horloges biologiques qui font vibrer son enveloppe corporelle. Avec moult précautions, toujours avec rigueur, il tentait de s'engager dans ce nouveau processus d'abstraction. Mais peu à peu un tel projet s'avérait irréalisable et il devait accepter l'évidence que l'opération mentale de l'abstraction du bruissement de l'existant biologique devenait clairement insuffisante. Car à peine prospectait-il cette piste par le raisonnement, qu'un nouveau plan de références entrait en jeu et des horloges immatérielles donnant le tempo de sa propre pensée ondulante relevaient les indices d'une ponctuation du temps qui s'écoule.

            Sa propre activité cérébrale devenait un obstacle à sa tentative de conception théorique d'un espace parfaitement vide de signes. Cette pensée prenait forme et persistait avec ses redoutables conséquences. L'édifice du raisonnement construit avec précautions et patience se fissurait. Comment pouvait-il produire des réponses, en tout cas au moins une, à ses interrogations relatives à l'existence d'un temps physique indépendant de toute "conscience humaine", si son cerveau devait, séance tenante, cesser toute production de pensées ? Puisqu'il devait s'abstraire en tant qu'être biologique et être pensant, il ne pouvait pas être le témoin de la conclusion qu'il cherchait à produire ! Il s'inclinait devant le mur infranchissable de son projet initial qui lui paraissait, maintenant, totalement incongru.

            Alors qu'à plusieurs occasions il avait cru formuler l'ultime interrogation qui lèverait l'ultime voile masquant l'accès à une compréhension de l'existence autonome du temps physique, il se trouvait en fait à chaque fois embarqué dans une dérive de questions successives, à propos des conditions préalables à sa mesure. Son entendement n'avait jamais pu franchir l'obstacle ; il n'avait jamais pu atteindre l'objectif qu'il s'était fixé. Mais il se souvenait des face-à-face vertigineux avec la question fondamentale de l'existence du temps, quand il croyait raisonner dans le champ de la rigueur de la physique rationnelle, et qu'il se retrouvait dans un domaine où se croisaient des interrogations de nature plutôt métaphysiques sans pouvoir discerner le passage par lequel, à son insu, ces deux mondes communiquaient.

            En dernier recours, Frédéric disséquait alors ce qui apparaissait comme un piège de la raison : la moindre trace d'existence était saisie par le temps pour y inscrire la marque de son passage, il fallait donc au préalable concevoir l'inexistence absolue, avant qu'une pensée exprime un point de vue positif ou négatif à propos d'une réalité supposée d'un temps autonome.

            Loin de ses préoccupations initiales, irrésolues, Frédéric découvrait, par contre, une communauté apparente de destin entre le cours du temps mesurable et le cours de l'existence humaine. Il découvrait que le moindre frémissement d'une vie matérielle ou immatérielle servait de support à l'empreinte du temps. Frédéric avait recensé et analysé toutes les conditions irréductibles pour procéder à sa mesure quantitative, mais dès qu'il avait tenté de déterminer le sens de sa mesure, de comprendre s'il mesurait effectivement une grandeur indépendante de son projet conscient, il s'était trouvé confronté à une série de questions gigognes qui l'avaient progressivement entraîné sur le terrain d'un questionnement existentiel.

            A l'époque où il était accaparé par ces réflexions, il vivait dans un pays du cône sud de l'Amérique latine. Librairies et bibliothèques étaient rares et peu garnies ; dans son entourage il ne connaissait pas de collègues avec lesquels il aurait pu prolonger et réactiver ses interrogations par des dialogues. Enfin, il faut le dire aussi, avant qu'il ne prenne le risque de les exposer à d'autres personnes, il eut fallu qu'il soit lui-même nettement plus convaincu de la validité et de l'exhaustivité de son raisonnement. A cette époque, il ignorait le nom du philosophe allemand Heidegger ainsi que la substance de ses travaux, pourtant déjà connue de par le monde. Celui-ci affirmait au cours de son enseignement en 1935 : " Il est parfaitement possible que l'homme ne soit pas. Il a été un temps où l'homme n'était pas. En tout temps l'homme était et est et sera, parce que le temps se temporalise seulement du fait que l'homme est. Il n'y a aucun temps où l'homme n'ait pas été, non que l'homme soit de toute éternité et pour l'éternité, mais parce que le temps n'est pas l'éternité et que le temps ne se temporalise que pour chaque temps…"

            Frédéric aurait peut-être été stimulé dans sa réflexion à propos de la relation entre le temps et la conscience humaine de sa perception, s'il avait eu la chance de connaître alors cet enseignement. Mais la réalité était tout autre.

            Il était convaincu d'avoir épuisé toutes les ressources de sa pensée sur ce sujet ; il pouvait entr'apercevoir, sur un versant du prisme temporel, les couleurs contrastées du temps psychologique, du temps sociologique, du temps physique, ..., mais il renonçait à s'interroger si, sur l'autre versant du prisme, on pouvait distinguer une ou plusieurs sources du temps.

            Irrémédiablement, il se trouvait dans une impasse…

            Entre conscience et flux du temps, quel est l'un qui prête vie à l'autre ? Voilà bien le genre de questions qu'il voulait éviter, parce que sans réponse satisfaisante, même à titre provisoire. Interrogation obsédante, elle précipite dans la solitude celui qui l'entretient. Après avoir recherché en vain tous les appuis susceptibles de nourrir un nouveau regard scrutateur, Frédéric optait donc pour une fuite en avant et il s'accommodait d'une représentation dynamique où l'un et l'autre constituaient un entrelacs intime et perpétuel tissant ainsi le substrat de l'existence.

            Il évacuait les origines temporelles de cet entrelacs en le déclarant perpétuel. Il l'imaginait infini dans sa durée future, mais sa pensée vacillait dès qu'il avait la velléité de remonter la flèche du temps et tentait d'imaginer une origine quand la dynamique de l'entrelacs prenait son élan. Il ne se faisait aucune illusion sur sa capacité à partager avec d'autres sa conception, et cela n'était plus une priorité. Il savourait une réelle sérénité induite par la pensée de l'enchevêtrement du temps physique et du temps de l'humain pour rendre compte de l'équilibre de l'existence, là où se noue, dans un flux continu comme dans un dialogue perpétuel, la nature de l'univers et la nature de l'humain. Cette conclusion le comblait. »

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