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19 avril 2018 4 19 /04 /avril /2018 07:11

Quel est ce Monde ?

Dans les pages Sciences et Médecine du journal ‘Le Monde’ daté le 28 Mars 2018, nous pouvons lire des articles intéressants à propos de ‘Neandertal, une autre humanité ?’

            Neandertal est évalué en le comparant à Homo sapiens et comme le précise le paléoanthropologue Ludovic Slimak, le débat sur Neandertal met en lumière deux courants de la paléoanthropologie : « Le premier, qui est un courant plutôt latin, tend à dire et à essayer de montrer que les néandertaliens ont été victimes de leur faciès, mais qu’ils sont comme nous. L’autre courant est plutôt anglo-saxon. Il s’en tient plus à une approche biologique de Neandertal, et la notion de culture néandertalienne telle qu’on la perçoit dans la recherche française est moins développée. Il est d’ailleurs marquant que, pour les Anglo-Saxons, le mot ‘humain’ soit strictement réservé à Homo sapiens » 

            « Cela fait vingt-cinq ans que je travaille sur Neandertal avec les mains dans le cambouis, quatre mois par an sur des fouilles, je connais intimement son artisanat, son mode de vie, mais je ne sais toujours pas qui il est. » Pour ce chercheur, il est vain de se bagarrer sur tel ou tel type de production qui serait le propre de l’homme moderne et dont les Néandertaliens seraient incapables. « A chaque fois qu’on affirme cela, on peut être sûr que, dans les années qui suivent, une équipe montrera que Neandertal le faisait aussi… Il faut l’aborder de manière structurelle et se demander s’il existait chez lui une manière de voir le monde (sic), de se comporter, qui lui était propre. »

            Je cite encore ‘Le Monde’ : Malheureusement Neandertal n’a pas laissé ses Mémoires, et il faut bâtir cette éthologie à partir des vestiges qui sont parvenus jusqu’à nous, essentiellement de la pierre taillée… Mais c’est justement là que Ludovic Slimak décèle une différence structurelle entre Neandertal et Homo sapiens, lorsque les deux populations avaient des connaissances techniques similaires : « Si vous regardez des outils de silex de sapiens contemporains, une fois que vous en avez vu dix, vous allez vous ennuyer pendant des années parce que les 100 000 suivants sont les mêmes. Ce qui n’existe pas chez Neandertal, c’est cette standardisation. Quand vous voyez un des produits finis, chaque objet est magnifique et unique, une création, un univers en soi. Là, on est au cœur de la bête : c’est révélateur d’un univers mental qui ne semble pas le même, d’une autre manière de s’inscrire au monde, de penser le monde. Ces divergences-là ne sont ni techniques ni culturelles, et on peut ici proposer que l’encéphale ne fonctionne pas de la même manière. »

            Cette dernière phrase est redoutable car elle nous laisse entendre que c’est le fonctionnement de notre encéphale qui détermine, qui précède, notre façon de penser le monde. En effet, si cela est vrai pour Neandertal, pourquoi cela serait différent pour Homo sapiens. Certes, l’encéphale d’Homo sapiens est différent[1] de celui Neandertal mais il est difficile de penser que cette différence permet d’échapper à ce type de détermination, ce qui ferait qu’Homo sapiens s’inscrit au monde et le pense étant donné le fonctionnement de son encéphale qui lui serait propre. Dès lors que son encéphale serait caractérisable par un mode de fonctionnement spécifique (recherches très actives actuellement concentrant des très gros budgets étatiques et privés), cela déterminerait une manière spécifique de s’inscrire au monde et de penser le monde.

Comme le précise Slimak les traces qui sont repérées aujourd’hui, grâce aux fouilles, sont autant de preuves de savoirs techniques et de savoir-faire imprimés sur des pièces de silex et c’est à partir de ceux-ci que les paléoanthropologues parviennent à décrypter ce que seraient les représentations mentales, qui feraient références, qui façonneraient et animeraient des représentations ‘intellectuelles’. Nous devons retenir que celles-ci sont toujours l’émanation d’un monde global particulier, préalable, perçu, in fine conçu, dont l’un caractériserait Neandertal et l’autre  caractériserait Homo sapiens. D’où la curiosité évidente que nous devons entretenir pour comprendre ce qui différencie ces mondes perçus.

Je retiens aussi dans l’article qu’une très forte corrélation est établie entre s’inscrire au monde et penser le monde et il me semble qu’il est naturel de considérer que c’est toujours ce qui est le moteur de notre pensée actuelle : « penser le monde, maîtriser notre pensée du monde, pour y inscrire avec plus d’assurance, plus de véracité, les racines de notre existence ». Comment comprendre autrement la dynamique des motivations profondes de la communauté scientifique et notamment celles des astrophysiciens et des cosmologues qui ne cessent de chercher à caractériser et à identifier au mieux ‘Notre Univers’. On comprend aussi pourquoi pour pouvoir penser notre présent Univers, il faut que nous soyons situés spatialement et temporellement, d’où l’utilité de la production d’une origine spatio-temporelle avec la thèse du Big-Bang, jusqu’à ce qu’il soit possible intellectuellement de s’émanciper de cette thèse spécifique voire de la substituer par une autre. Ainsi en est-il de toutes les cosmogonies qui ont prévalues au cours de l’histoire de l’humanité.

Je propose maintenant de revenir sur l’article du 05/01/2018 : ‘Turing or not Turing’ et reprendre les arguments présentés par S. Dehaene qui ne cessent pas de m’interpeller : « La pensée géométrique est assez ancienne. Il est très intrigant de voir que, il y a 1.6 à 1.8 millions d'années, les hommes façonnaient déjà des objets aux propriétés mathématiques élaborées, notamment des pierres en forme de sphère, comme s'ils possédaient la notion d'équidistance à un point. On connaît également des dizaines de milliers de bifaces, ces outils pourvus de deux plans de symétrie orthogonaux : ils ont le même degré d'ancienneté, et leur perfection géométrique démontre une recherche délibérée de la symétrie, au-delà de la simple utilité fonctionnelle. Dès lors, je me demande si la capacité de représentation symbolique et récursive n’est pas apparue, dans un premier temps, indépendamment du langage, avant tout comme un système de représentation rationnelle du monde.

Le cerveau d'Homo erectus avait peut-être déjà atteint la compétence d'une machine de Turing universelle (sic), capable de représenter toutes les structures logiques ou mathématiques possibles. Peut-être est-ce une illusion, mais pour l'instant, notre espèce a réussi à comprendre l'organisation des structures du monde à toutes les échelles de l'Univers. Dans un deuxième temps, il y a environ 100.000 ans, on observe une explosion culturelle qui suggère un langage, une communication... On peut donc se demander s'il n’y a pas d'abord la mise en place d'un système de représentations mentales enchâssées, puis l'apparition d'une capacité à communiquer ces représentations. »

Si, comme le prétend S. Dehaene, le cerveau d’Homo erectus avait peut-être déjà atteint la compétence d’une machine de Turing universelle, alors on peut se demander pourquoi, étant donné que la divergence entre néandertaliens et hommes modernes remonte à 600 000 ans, Neandertal a perdu cette compétence ? Je pose cette question parce qu’il me semble qu’il est logique de corréler : capacité de fabriquer des outils standards avec compétence d’une machine de Turing, ainsi que : algorithme avec capacité de réplication. De même on peut se demander si l’affirmation de S. Dehaene est juste quand il dit : « La pensée géométrique est assez ancienne… » Car on pourrait inverser l’ordre des choses et considérer que c’est en premier lieu la nécessité de façonner des objets prioritairement fonctionnels permettant d’accomplir des tâches pratiques qu’est née une pensée géométrique.

Il y a de toutes façons des convergences très significatives entre paléoanthropologues et neuroscientifiques à propos de l’idée qu’il y aurait une interdépendance prononcée chez nos lointains ancêtres entre manière de voir le monde et structuration d’un univers mental comme l’infère L. Slimak et la réussite de notre espèce à comprendre l'organisation des structures du monde à toutes les échelles de l'Univers comme l’infère S. Dehaene. La perception d’un monde imprègnerait la structure mentale.

            L’homme n’est pas une île, est une affirmation plus que vrai depuis le début d’une pensée possible d’une histoire de l’humanité. Est-ce que notre univers mental est toujours dépendant de l’idée du monde dans lequel nous pensons nous situer ? Ou bien est-ce que l’autonomie de notre univers mental, intellectuel, est prouvée par la conception progressive d’un univers objectivé répondant à des lois physiques ? En fin d’article, en N.B., je propose un extrait d’article dans Wikipédia concernant des études de Claude Lévi-Strauss à propos de ce qu’il conçoit comme étant une : « oscillation constitutive de l’esprit humain… »

Ce qui devrait être précisé c’est le sens du mot monde qui est utilisé dans les discours de Slimak et de Dehaene. On devrait se mettre d’accord pour considérer que cela fait référence à monde extérieur à l’être qui le perçoit et le pense, et donc à monde extérieur qui apparaît comme tel au cours de l’évolution. Il est légitime de considérer que la désintrication entre ce qui est de l’ordre du monde extérieur avec ce qui est de l’ordre du monde intérieur de l’être pensant est permanente. Et je propose de considérer que ce processus de désintrication permanente[2] soit une des caractéristiques de l’évolution de l’humanité.

En Occident, culturellement nous sommes toujours très influencés par des mondes premiers restitués qui ne sont que des mondes purement intériorisés, pensés.

Ainsi en est-il du monde proposé par Platon, quatre siècles avant notre ère : le monde est compréhensible parce qu’il a une structure (sic). Il a une structure parce qu’il est une œuvre d’art créée par un Dieu qui est un mathématicien. Plus exactement, la structure du monde est faite des pensées de Dieu, qui sont mathématiques. Platon, fait référence à une réalité véritable pour expliquer que notre monde, qui n’en est qu’une image, possède pourtant assez de régularité et de permanence pour permettre à l’homme de penser, de parler et d’agir. Pour Platon, notre monde est, grâce aux mathématiques, un kosmos, dans lequel, autant que possible, règnent ordre et beauté. (Voir article : ‘La vérité laide’ 20/03/2018)

Plus proche de nous, Descartes (1596-1650) soutient qu’il y a qu’une science (l’arbre) et qu’une méthode parce que l’esprit humain est un. Il identifie la matière à l’étendue, prône une distinction absolue entre la matière et l’esprit, entre l’étendue et l’intellect… Selon lui, le projet de connaître le monde dans sa vérité commence par un examen de conscience. Il assigne à tout phénomène une cause, de sorte que le monde dans son ensemble est régi par le principe de causalité et, des chaînes causales étant des chaînes nécessaires, elles revêtent une forme mathématique. Le projet de Descartes est identique à celui de Galilée (1564-1642) : comprendre le monde dans sa vérité. Toutefois le cheminement est différent, Galilée, inspiré par le mathématisme platonicien, partait de l’idée que la nature parlait le langage de la géométrie, langage que la science avait pour but d’entendre et de comprendre.

Le monde préconisé par Newton (1643-1727) est déjà enrichi de données observées obtenues avec méthode. A l’époque de Newton le Système ptolémaïque est déjà tombé en désuétude chez les hommes de science. Les principaux responsables de la chute du système de Ptolémée sont Nicolas Copernic (1473-1543) ; Tycho Brahe (1546-1601) ; Galilée et Johannes Kepler (1571-1631). Malgré tout il y a encore avec Newton, une spiritualisation de la nature, une métaphysique à l’œuvre, car par exemple ne sachant pas répondre rationnellement à la question de l’équilibre des étoiles, en dernier recours il invoque la divine Providence : « Parce que son Dieu, son « Grand horloger », a œuvré dans ce sens, et après avoir créé l’Univers, son Dieu veille par un « miracle perpétuellement renouvelé » à ce qu’aucune des étoiles ne tombe l’une sur l’autre. »

 

Kant (1724-1804), grand sédentaire, de sa ville de Königsberg, nous délivre sa ‘Révolution Copernicienne’ qui nous dit que c’est « nous-mêmes qui introduisons l’ordre et la régularité dans les phénomènes, que nous nommons nature, et nous ne pourrions les y trouver, s’ils n’y avaient été mis originairement par nous ou par la nature de notre esprit. » C’est de la profondeur de sa raison, d’une sorte d’architecture rigoureuse de l’investigation rationnelle que solitairement, depuis Königsberg, interpellé par D. Hume (1711-1776), il a délivré sa thèse qui a presque atteint la valeur d’une thèse universelle. A méditer !!

N.B.

Évolution du modèle: Totémisme et pensée sauvage

Lévi-Strauss avait déjà, en 1949, détaillé cette fonction d'organisation et de mise en cohérence de processus inconscients par le symbolisme dans deux articles (Le Sorcier et sa magie, et L'efficacité symbolique) à propos des fonctions de magicien et de chaman dans certaines sociétés sans écriture. Tout au long des années 1950, il continue de travailler sur ces questions, et affine ce concept de pensée symbolique qu'il va finalement appeler « pensée sauvage », et livrer au public en 1962 dans un ouvrage éponyme qui connaîtra un succès considérable.

La pensée sauvage (que Lévi-Strauss appelle aussi « bricolage intellectuel ») est une opération symbolique de l'esprit humain en société organisant le concret (la perception sensible immédiate) de façon globale sans étape de découpage ni d'analyse; elle se définit par complémentarité (plus que par opposition) avec la pensée dite domestiquée (ou scientifique, « pensée de l'ingénieur ») qui procède quant à elle lentement, par étapes intellectuelles d'induction et de déduction, pour aboutir à des résultats toujours partiels mais reproductibles. Point fondamental par lequel Lévi-Strauss renverse l'évolutionnisme anthropologique historique, la pensée sauvage n'est en rien une quelconque « pensée des sauvages » considérée péjorativement (car « chaque civilisation a tendance à surestimer l'orientation objective de sa pensée (sic)») mais constitue à l'inverse un mode de pensée universel et intemporel à côté de la pensée scientifique, en alternance et en « compétition » avec elle : « Au lieu, donc, d'opposer magie et science, il vaudrait mieux les mettre en parallèle, comme deux modes de connaissance, inégaux quant aux résultats théoriques et pratiques […], mais non par le genre d'opérations mentales qu'elles supposent toutes deux, et qui diffèrent moins en nature qu'en fonction des types de phénomènes auxquels elles s'appliquent ». La pensée sauvage continue donc de s'exprimer à tout moment et dans toute société, y compris l'occident contemporain, dans des domaines de la production humaine où elle « se trouve relativement protégée: c'est le cas de l'art, auquel notre civilisation accorde le statut de parc national […] ; et c'est surtout le cas de tant de secteurs de la vie sociale non encore défrichés ».

Cette oscillation constitutive de l'esprit humain (sic), de tout temps et de tout lieu, est alors à même de rendre compte du « paradoxe néolithique », c'est-à-dire de cette période d'effervescence technique considérable où en des endroits différents du globe l'homme découvre l'agriculture et la maîtrise d'outils nouveaux, suivie de siècles de stagnation. La pensée scientifique (abstraite) est en effet énergétiquement coûteuse, et peut déstabiliser l'ordre social en cas d'évolution technique trop rapide (perte de repères explicatifs): la pensée sauvage (concrète) intervient alors comme mode spontané et complémentaire d'organisation et de rééquilibrage collectif, de garantie pour l’homéostasie du système social.

La pensée sauvage, même si elle procède sans logique scientifique, est pourtant comme n'importe quel processus cérébral une pensée classificatoire, terme-clé dans la théorie lévi-straussienne. Elle se saisit des formes du réel dans leur globalité pour catégoriser et nommer les phénomènes culturels par analogie avec la nature: c'est par ce raisonnement que Lévi-Strauss dans La Pensée Sauvage reprend et réinterprète entièrement le problème, classique en anthropologie, du totémisme, qu'il avait déjà abordé dans un livre plus bref publié quelques mois auparavant, début 1962, Le Totémisme aujourd'hui. Dans son optique, le totémisme (façon dont les clans ou groupes vénèrent des animaux ou plantes d'après lesquels ils se nomment eux-mêmes, dans certaines sociétés) est en réalité une illusion ethnographique par erreur d'échelle : là où on a cru le voir, il ne fallait pas en fait considérer de façon isolée chaque ressemblance groupe-totem, mais des « différences qui se ressemblent », c'est-à-dire un différentiel entre le plan de la nature (les totems) et celui de la culture (les groupes) en se plaçant à l'échelle globale de l'ethnie considérée voire de plusieurs ethnies voisines.

 

[1] De Jean-Jacques Hublin dans l’article, ‘Il est difficile de tester l’intelligence de Neandertal’ : « On sait en revanche que le cerveau de Neandertal, bien que de grande taille, est différent de celui des hommes modernes. Sur le plan anatomique, certaines zones cérébrales sont plus développées dans un groupe que dans l’autre. Pour une raison que l’on ne comprend pas bien, le cervelet s’est développé particulièrement chez les hommes modernes et pas chez les néandertaliens. Il agit dans la synchronisation et la précision des gestes, dans certains apprentissages et on pense qu’il peut jouer un rôle dans la production du langage… »

[2] Je pense que l’extraordinaire émotion renouvelée (en tous les cas en ce qui me concerne) quand on contemple les scènes rupestres de la grotte Chauvet est provoquée par le formidable spectacle d’une désintrication entre le monde perçu d’Homo sapiens et le monde animal. En effet comment expliquer, étant donné l’extraordinaire économie de moyens utilisée, la remarquable restitution de ce monde animal qui semble encore sous nos yeux s’animer ? Le fait que ces animaux peuvent être figurés, peuvent être projetés, sur les parois de la grotte, nous dit qu’Homo sapiens se différencie de ceux-ci, mais ils sont encore dans la proximité, le prolongement, de leur être. Les mains des artistes qui les représentent avec autant d’authenticité sont encore animées, guidées, par la vitalité de ces animaux qui les habitaient avec lesquels auparavant ils ne faisaient qu’un.

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