Ignorance rédhibitoire : un non-sens anthropologique
Cet article est encore consacré à l’analyse du livre de C. Rovelli. Lorsque durant un cours récent[1] j’ai précisé : « On constate donc contrairement à ce que nous dit C. Rovelli : « le temps serait la marque de notre ignorance », ce serait plutôt la conquête de la précision de sa mesure qui serait notre atout majeur, notre bistouri, pour conquérir de la connaissance. », un étudiant s’est immédiatement exclamé à juste raison : « Mais vos positions respectives ne sont pas si éloignées ! » Je lui ai fait une réponse à la Normande : « Oui et Non. »
Oui, parce que C. Rovelli indique implicitement que l’être humain, à cause d’une ignorance fatale dont il est porteur, serait fondateur d’un certain temps, mais de celui qui fait illusion. Selon lui, qui fait illusion parce qu’il sait que le temps qui serait vrai, celui du monde physique réel bien compris, n’existe pas. Et, je récuse cette affirmation.
Oui, quand même, parce qu’explicitement je suis convaincu que le ‘temps de la connaissance en physique’ est fondé par le sujet pensant que nous sommes et il n’y a que ce temps-là qui compte.
Donc mon oui, à la Normande, est restrictif. Mais on pourrait aussi considérer qu’il y a une accroche possible de nos points de vue parce qu’il y a d’un côté l’ignorance qui est en jeu et de l’autre côté il y a la conquête de la connaissance qui est en jeu. Si on veut bien considérer que la conquête de la connaissance c’est vaincre l’ignorance on pourrait retenir que cette accroche est quelque peu crédible.
Toutefois l’ignorance qu’évoque Carlo est définitive, elle ne peut pas être levée. C’est dans le chapitre 9 de son livre : « Le temps est ignorance » qu’il expose cette ignorance rédhibitoire. Car selon son point de vue, il y a une frontière intangible entre un monde quantique et un monde macroscopique comme il le définit : « un état macroscopique, c’est-à-dire un mélange d’états microscopiques, ou une vision floue du monde (sic) » ; « dans un système physique élémentaire… dont nous avons une vision floue décrite par des états macroscopiques, un état macroscopique quelconque détermine un temps (sic). » ; « Je répète ce point, car il s’agit d’un point clé : un état macroscopique (qui ignore les détails) singularise une variable particulière, qui a certaines caractéristiques du temps. » Enfin dernière citation, toujours dans le même chapitre : « La temporalité est profondément liée au flou. Le flou est le fait que nous soyons ignorants des détails microscopiques du monde. Le temps de la physique, en définitive, est l’expression de notre ignorance du monde. Le temps est ignorance (sic). »
Annoncer comme le fait Rovelli qu’il y aurait une ignorance humaine fatale qui serait la cause de l’illusion du temps et de son émergence n’est pas acceptable[2] car c’est ignorer l’histoire de l’évolution de la connaissance humaine. Prenons par exemple ce que l’on nommait le chaos avant Poincaré et ce qui constitue maintenant une théorie scientifique du chaos avec son cortège de connaissances nouvelles, extraites du flou chaotique, devenues accessibles tout au long du 20e siècle et depuis largement appliquées.
Pour interpeller Rovelli, je peux citer des exemples bien plus récents avec plusieurs articles du mois de Mars de cette année (voir mon article du 12/05/2018) qui nous annoncent que grâce à des horloges de plus en plus précises nous allons être capables de mesurer des intervalles de temps de l’ordre 10-19s au lieu de 10-16s et ainsi disposer de nouveaux moyens de ‘voir’ le monde quantique, ‘voir’ de la nouvelle physique. L’histoire du développement de la connaissance en physique du sujet pensant ne peut être que l’histoire d’une dynamique qui ne cesse de se renouveler et cette histoire nous montre que nous sommes toujours en mesure de lever le voile du flou et de l’indétermination apparents sur des phénomènes physiques jusqu’alors insaisissables. Cette dynamique fondamentale qui est de nature anthropologique a pour conséquence de sans cesse projeter l’être humain vers le futur et cette flèche du temps implicite n’est pas moindre que celle dite thermique que Rovelli privilégie p. 163 : « Je crois que c’est ce temps thermique – et quantique – qui est la variable que nous appelons « temps » dans notre univers réel, dans lequel une variable temps n’existe pas au niveau fondamental. » Bref l’errance épistémologique de C. Rovelli qui affirme avoir repérer l’ignorance humaine, préalable, définitive, est inappropriée. C’est un non-sens anthropologique.
Comme annoncé ci-dessus je cite un exemple typique de cette réduction en cours de l’ignorance en reprenant un paragraphe de l’article 21/04/2018 de M. Brooks du NewScientist qui relate la conquête en cours d’un savoir nouveau sur l’effet tunnel :
« C’est le but de Aephraim Steinberg, un physicien expérimentateur à l’université de Toronto au Canada. Il a passé des décades à réfléchir à la durée d’événements quantiques tel que l’effet tunnel, dans lequel une particule quantique tel qu’un électron atomique se heurte à une barrière d’énergie qui serait insurmontable pour une particule classique. Dans certains cas, l’électron est libéré de son atome et creuse à travers la barrière, apparaissant instantanément de l’autre côté. Ce n’est pas qu’une idée théorique : cela se produit, et c’est central dans le comment du fonctionnement de l’électronique moderne.
Selon la vision la plus populaire du comment l’effet tunnel se produit, dérivé de la théorie des champs quantiques relativistes, cela a lieu sans la moindre durée temporelle, avec des électrons voyageant plus vite que la lumière. Cela tire la sonnette d’alarme. « Beaucoup d’entre nous sont très prudents à ce sujet - nous ne devrions réellement pas penser à des choses voyageant plus vite que la lumière » selon Steinberg.
Effet tunnel dans le temps
Steinberg souligne que la théorie indique que l’atome soumis à l’effet tunnel crée une intrication entre régions de l’espace des 2 côtés de la barrière. Des mesures indépendantes des 2 régions devraient donc faire la lumière sur comment temps, espace et matière sont en relation et si quelque chose « d’instantané » peut réellement avoir lieu. Cela pourrait même révéler quelque chose de plus profond sur la relation d’intrication quantique au temps. «Je pense qu’il y a un lien direct » dit Steinberg.
Son équipe a travaillé méticuleusement à poser la question expérimentalement. L’idée de base est d’avoir des atomes ultra froids, refroidis à un milliardième de degré au-dessus du zéro absolu, creusant un tunnel à travers une barrière formée par les champs électromagnétiques d’un rayon laser qui est étroitement focalisé. « Nous avons commencé à voir les atomes traversant le tunnel » relate Steinberg. « Maintenant nous devons ajouter la mesure de combien de temps ils restent à l’intérieur de la barrière. »
Le problème est qu’il n’y a pas d’horloge standard pouvant le faire - chaque atome doit porter son propre chronomètre. L’équipe travaille présentement à utiliser le spin intrinsèque des atomes, dont l’orientation tourne d’une valeur donnée dans un champ magnétique, comme mesure de la durée pendant laquelle ils ont ressenti le champ magnétique de la barrière. Le spin sera mesuré des 2 côtés de la barrière, et les réponses révèleront le temps mis par l’atome pour la traverser. Il s’agit de briques de technologies toutes connues, il est juste question de les faire travailler toutes ensemble » révèle Steinberg. »
Avec cet exemple nous avons une belle illustration du fait que nous sommes capables de lever le voile sur des phénomènes dont jusqu’à encore peu de temps nous étions obligés d’écrire les équations relatives à l’effet tunnel avec un temps imaginaire qui laisse penser que notre intelligence de l’effet tunnel était floue, inaboutie. Comme l’indique Steinberg nous sommes au bord de pouvoir voir effectivement les atomes traverser le tunnel et de mesurer la durée de la traversée. En conséquence l’effet tunnel devient un effet sans flou vis-à-vis de notre capacité de l’observer et de le décrire. Le recours au temps imaginaire n’est plus de mise et je rappelle que des scientifiques Australiens, en juin 2015, avaient déjà obtenu un résultat qui va dans ce sens mais grâce à une étude au moyen d’une simulation de l’effet tunnel d’un électron (voir article du 17/06/2015). Je considère que cet exemple est une belle illustration nous indiquant que la conquête de mesures de plus en plus précises d’intervalles de temps est une condition pour vaincre un état d’ignorance qui ne peut que s’estomper en éclairant de nouvelles lois physiques. Ceci est loin d’être conforme à l’affirmation de Carlo : « le temps est ignorance », car l’ignorance n’est pas, il n’y a que des états d’ignorance (s) provisoires pour l’être humain.
J’ai déjà commis un article le 26/09/2015 : ‘Non, on ne pense pas quantique. Pas encore !’ qui précise ma conviction : ô combien l’ignorance, l’incompréhension, ne peuvent être chez l’être humain des états permanents. Ci-dessous des extraits de cet article :
« Etant donné ce que j’ai écrit p.4 dans l’article du 19/08 : ‘Fondamentalement : Renoncer’, je fus alerté lorsque j’ai découvert que le mensuel ‘Science et Vie’ d’octobre annoncé en couverture, d’une façon affirmative et au présent : ‘On pense tous quantique’. Or ce que j’ai exprimé le 19/08 est un futur avec l’idée suivante : ‘Cet encore indique qu’il faut accepter l’idée que le sujet pensant évolue et évoluera et qu’ainsi : ‘penser quantique’ pourra devenir progressivement, quelque peu, plus naturel. Personne ne saurait dire, encore combien de générations (2, 3 ou 1 ou 10 ?), mais en effet on peut être assuré que cette conquête intellectuelle en marche doit avoir en retour une influence sur notre culture scientifique collective et partant induire une intelligibilité de plus en plus affûtée de ce qui est de l’ordre du quantique. Au sens propre du terme, notre bagage intellectuel s’enrichit et la pratique du raisonnement propre à la mécanique quantique dans des domaines de plus en plus variés ne peut que progressivement nous accoutumer et rendre plus naturel une pensée quantique.’ ; « Je reste convaincu que dans la durée nous serons à même de décrypter d’une façon de plus en plus pertinente les propriétés fondamentales de la mécanique quantique et que, au moins, certains de ses postulats pourront être dénoués et deviendront directement explicites, sans pour autant qu’il y ait une cognition quantique qui soit obligatoirement à l’œuvre. Cette évolution est à mettre au compte de notre apprentissage de la mécanique quantique depuis un siècle, des succès de celui-ci, de l’enregistrement et in fine de l’adoption de ses spécificités par ceux qui plus spécifiquement la pensent, de l’accoutumance de plus en plus large de ses applications. Grâce à l’éducation profonde qui est en cours, grâce à l’évolution culturelle technologique, il en résulte et il continuera d’en résulter un enrichissement évolutif de notre cerveau et penser quantique devient et deviendra progressivement, quelque peu, plus naturel. »
[1] Que j’assure chaque jeudi de 10h30 à 12h, dans le cadre de l’Université Ouverte de Paris Diderot (Paris 13e) entre le 15/10 et le 15/06 de chaque année universitaire.
[2] Ce type d’affirmation me fait penser à une tentative semblable d’Hervé Zwirn pour avoir prétendument déterminé scientifiquement : ‘les limites de la connaissance’ (édit : o. Jacob), dans un livre datant d’octobre 2000 et qui n’a pas retenu l’attention.