Comment la croyance en la beauté a déclenché une crise de la physique.
Le sujet de l’article que je propose est motivé par celui développé dans le livre de Sabine Hossenfelder : ‘Lost in Math’, ‘Perdu en Math’, auteure physicienne théoricienne au ‘Frankfurt Institute for Advanced Studies in Germany’, qui explore le bourbier (sic) dans lequel la physique théorique se trouve depuis quelques décennies à cause de la prolifération de théories conçues qui privilégient des critères esthétiques. Elle met franchement les pieds dans le plat en posant directement la question suivante : « Pourquoi les lois de la nature se soucient-elles de ce que je trouve beau ? » J’ai déjà abordé ce sujet de la ‘beauté’ a priori (article du 20/03/2018) qui serait naturelle et constituant en conséquence un critère de discrimination des bonnes lois de la nature de celles qui ne rendent pas compte de la réalité naturelle. P. Dirac fut un physicien qui dans les années 1930 a explicité que ce critère lui servait de guide pour sélectionner le bon chemin du développement des bonnes lois mathématiques qui embrassent les bonnes lois de la nature. Effectivement cette croyance a conduit P. Dirac à mettre en évidence sous la pointe de son stylo l’antiélectron : le positron. Résultat remarquable !
Il serait erroné de qualifier ce résultat comme fruit d’un hasard heureux. A mon avis, il rend compte d’une méthode qui a pleinement sa valeur à l’époque de P. Dirac étant donné l’état de la connaissance des propriétés de la nature. Disons qu’à cette époque, les physiciens théoriciens avaient besoin d’inventer ce type de critère pour poser leur pensée créatrice afin qu’elle puisse se développer. Cela correspond à l’ordre Kantien que j’ai mis en valeur dans l’article précédent du 11/06. L’erreur, c’est de penser que ce type de critère est universel et qu’il vaut définitivement alors qu’il faudrait considérer qu’il est fertile jusqu’à un certain niveau de prospection et de connaissance de certaines lois de la nature. Pour voir plus loin, il faut maintenant cogiter, en dehors de toute pensée routinière et conservatrice, un nouveau critère (paradigme) voire plusieurs.
Deux physiciens importants ont déjà exprimé leur point de vue critique concernant l’exploitation jusqu’à la corde de l’élégance mathématique et de son pouvoir de prédiction à l’encontre de l’évidence empirique, notamment en ce qui concerne la théorie des cordes supersymétriques et la quête de la théorie du tout. Il s’agit de Lee Smolin avec son livre en 2006 : ‘The trouble with Physics’ et de Peter Voit : ‘Not Even Wrong’.
De L. Smolin : « ‘Le problème avec la physique’, est très critique à l’égard de l’importance accordée à la théorie des cordes qui a écarté des recherches vers des approches prometteuses. Smolin indique que la théorie des cordes souffre de déficiences sérieuses et bénéficie d’un quasi-monopole malsain au sein de la communauté des théoriciens de la physique des particules… »
La même année en 2006, P. Voit publie un livre dont les conclusions sont semblables à celles de Smolin, à savoir que la théorie des cordes était depuis le début un programme de recherche fondamentalement imparfait.
De P. Voit : “Depuis les 18 dernières années la théorie des particules a été dominé par une unique approche visant l’unification du modèle standard des interactions et de la gravité quantique. Cette ligne de pensée s’est durcie en une nouvelle orthodoxie postulant une théorie supersymétrique fondamentale inconnue impliquant des cordes et d’autres degrés de liberté à l’échelle de Planck. Il est frappant de constater qu'il n'y a absolument aucune preuve pour cette théorie complexe conjecturée et peu attractive. Le seul argument généralement donné pour justifier cette image du monde est que les théories perturbatives des cordes font apparaître un mode de spin 2 pour une particule sans masse qui serait le graviton et pourrait donc fournir une explication de la gravité. »
Depuis 2006, il faut reconnaître que cet engouement pour la théorie des cordes a heureusement nettement diminué. La raison est simple : elle n’a pas proposé des possibilités de vérifications de la moindre prédiction et celles-ci s’éloignent au fur et à mesure que la théorie est développée.
Pourtant, il n’est pas possible de nier que l’exploitation de propriétés de symétrie pour franchir certaines étapes de compréhension de lois de la nature a porté ses fruits. Lorsque Emmy Noether (mathématicienne Allemande (1882-1935)) a démontré en 1915 le théorème mathématique précisant que lorsqu’il y avait transformation symétrique, il y avait concomitamment conservation de certaines grandeurs et puisqu’il n’y a rien de plus confortable que de travailler avec des grandeurs invariantes d’un état physique à un autre on devine que la quête des grandeurs invariantes et/ou des transformations symétriques a guidé les cogitations des théoriciens. Par exemple les invariances/symétries de jauge ont pris appui sur la première propriété conjecturée du modèle standard conduisant à l’électrodynamique quantique dont la grandeur invariante est la charge de l’électron. Rien n’est plus plausible que l’invariance de cette grandeur ! De plus, c’est l’introduction du champ électromagnétique, c’est-à-dire le photon, dans l’expression mathématique des équations de l’électrodynamique qui assure la symétrie dite de jauge.
A partir de là les physiciens ont considéré qu’il était possible de définir les autres interactions fondamentales identifiées sur des bases conceptuelles semblables, ce qui faciliterait ensuite la mise en œuvre d’un processus théorique visant une expression unifiante de ces interactions. Pour ce faire des hypothèses supplémentaires ont été ajoutées, dans certains cas aux forceps, sans justifications probantes sinon mathématiques, pour rester dans le cadre d’un modèle standard. Souvent il m’est arrivé de juger que la théorie quantique des champs du modèle standard est un mille feuilles de couches d’hypothèses artificielles, ad hoc, très/trop fragile.
Ainsi, on peut lire dans certains ouvrages de théorie quantique des champs, sans aucune référence à des résultats expérimentaux, : « Pour que les neutrinos deviennent massifs, il suffit (sic) d’introduire les champs des antineutrinos gauches (ou des neutrinos droits) et d’ajouter les termes… à la densité Lagrangienne[1]. »
En 2011, le 8/11, j’ai posté un article « Qui se permettra de le dire », et je manifestai ma complète insatisfaction ainsi que l’orthodoxie qui prévaut avec la théorie quantique des champs. S. Hossenfelder se permet de le dire d’une voix tranchante et je suis d’accord avec son questionnement principal : « Pourquoi les lois de la nature se soucient-elles de ce que je trouve beau ? », puisqu’elle explicite clairement : « L’idée de la beauté qu’en ce monde j’adore » (poème de J. du Bellay (1522-1560)) est une projection a priori de la pensée scientifique des physiciens sur la nature. Cela valide que, depuis onze ans, j’assure un enseignement intitulé sous l’expression générique : « Faire de la physique avec ou sans ‘Présence’ » où le ‘je’ ne doit pas être occulté.
Une des preuves du caractère partiel, partial, que l’auscultation des lois de la nature sur la base de ses propriétés de symétries et de l’occurrence de la brisure de ses symétries sur laquelle a été construit le modèle standard des particules, c’est qu’in fine le modèle standard comprend 19 paramètres libres. La valeur de chacun de ces paramètres est obtenue par l’expérience, par l’observation. Chacune de ces valeurs s’impose et ne peut être justifié par la théorie. Ainsi en est-il, par exemple, de la valeur de la charge électrique fondamentale de l’électron, des constantes de couplage des interactions fondamentales… etc., et tout autant de la constante de Newton. Ainsi on peut lire dans ‘Large Hadron Collider Phénoménology’, édité en 2004, page 109, de J. Ellis : « Si ces 19 paramètres ne sont pas suffisants pour vous consterner, au moins 9 paramètres supplémentaires doivent être introduits pour s’accommoder de l’oscillation des neutrinos : les masses des trois neutrinos, les 3 angles de mélanges, et les 3 phases de violations CP. De plus, il y a beaucoup d’autres paramètres cosmologiques qui doivent êtres cherchés et expliqués, la constante de Newton et l’énergie du vide cosmologique. On voudrait aussi construire une théorie du champ pour modéliser l’inflation et nous avons certainement besoin d’expliquer l’asymétrie baryonique dans l’univers. Donc, il y a plein de recherches en physique au-delà du modèle standard. »
Si l’on considère qu’il faut transcender (comme je le suggère) l’approche du couple symétrie/brisure pour découvrir des lois plus profondes de la nature que celles mises en évidence jusqu’à présent, peut-être faudra-t-il qu’un cap de nos moyens cognitifs soit franchi si ce n’est déjà le cas. En effet, en écrivant cet article, je découvre celui écrit dans le ‘Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences’, page 894 dans la rubrique : ‘Symétrie’, qui est certes daté (1999) mais intéressant : « Bien des ethnologues ont, pour leur part, observé le rôle symbolique que joue dans les sociétés les rapports symétrie/dissymétrie, et finalement ce couple serait utilisé comme support de sens culturel et symbolique. Ces constats soulèvent la question de savoir s’il existe une donnée irréductible de la conscience, d'origine biologique, qui rende l'être humain sensible aux structures symétriques et, par contraste, aux brisures de symétrie d'une façon qui attire son attention et les lui fasse sélectionner. Il semble bien, en effet, que ces propriétés constituent des moyens cognitifs élémentaires qui permettent de conjuguer des exigences conjointes de permanence et de stabilité d'une part, de capacité de changement et de variabilité de l'autre, nécessaires pour appréhender et catégoriser le réel. La sensibilité à la symétrie - et son utilisation en vue de la signification relèverait alors d'un schème cognitif profond dont l'aptitude serait génétiquement présente chez tous et dont la mobilisation serait épigénétiquement assurée[2], notamment par l'environnement culturel qui lui permettrait de s'exprimer par des modalités diverses. Des travaux récents (Enquist el al., Johnstone, Kirkpatrick et al.) sur la perception animale suggèrent de rapporter une telle sensibilité aux propriétés d'apprentissage de « réseaux de neurones », qui reconnaissent plus aisément un objet symétrique s'il se présente dans les positions différentes du fait de ses invariances. Ces recherches sont encore embryonnaires et leurs premiers résultats restent sujets à larges débats… Par-delà perception sensible et significations associées, la question de la symétrie comme telle et comme source d’invariances a gagné le domaine de l’intelligibilité scientifique… »
Ce tropisme profond à propos de ce qui est symétrique correspond exactement à ce que je caractérise comme une détermination de la pensée humaine qui ne doit pas être considérée comme une limite de celle-ci car l’être humain a évidemment l’aptitude de s’émanciper des déterminations qui l’habitent. Ce processus d’émancipation je l’exprime (dans de nombreux articles) avec le schéma de l’évolution que je privilégie : l’Être de la Nature se fait Être dans la Nature au fur et à mesure qu’il accède à la compréhension des lois de celle-ci. C’est effectivement le rapport de connaissances du sujet pensant avec la nature que je privilégie comme étant la cause essentielle de l’évolution de l’être humain.
Je reviens maintenant au plus près des critiques acerbes avancées par S. Hossenfelder dénonçant l’exploitation unilatérale et abusive des propriétés de symétrie à propos de la physique, qui sont difficilement acceptables par un grand nombre de physiciens qui évoquent notamment la découverte des quarks par Murray Gell-Mann et qui le jour de la réception du prix Nobel déclare : « La beauté des lois basiques de la science de la nature, telle qu’elle se révèle dans l’étude des particules et du cosmos, est l’alliance de la souplesse d’une scie à bec plongeant dans un pur lac Suédois. » L’auteure reconnaît la valeur de ces arguments mais elle remet aussi en cause ceux qui cherchent à briser l'impasse actuelle de la physique en insistant sur le fait que la nature doit être toujours belle. Elle admet que « se plaindre des préjugés esthétiques » ne fera pas disparaître les problèmes intimidant de la physique, et elle plaide pour quelques règles de base. Il s'agit notamment de s'assurer qu'il existe un véritable problème, qui émerge des conflits existants entre théorie et données ; être clair au sujet de ses hypothèses (comme le désir de nature ou de simplicité) ; et en utilisant des preuves empiriques pour choisir les bonnes mathématiques pour la physique à portée de main. Ces preuves empiriques sont ses points de boussole pour nous empêcher de perdre notre chemin dans une jungle mathématique, toutefois aussi belle.
J’ajouterai un autre problème, qui aussi expliquerait le bourbier dans lequel la physique théorique se trouve depuis quelques décennies, c’est celui qui est lié au syndrome de ‘Lucky Luke’ qui tire plus vite que son ombre. Transposé en physique, cela concerne les physiciens qui publient plus vite que leur pensée. C’est la loi de la publication à tous prix qui conduit à cette frénésie et ses conséquences négatives deviennent de plus en plus encombrantes. Ainsi quand fut publié tout récemment le résultat remarquable de la formation des premières étoiles dans l’univers et que cette observation renforcée l’énigme de la température de l’univers à cette époque (180 millions d’années post big bang) simultanément un théoricien publié : moi, moi, j’ai l’explication.
[1] Page 319, Théorie quantique des champs, de J.P. Derendinger, 2001.
[2] Dans ce cas, dans l’article du 05/01/2018 : ‘Turing or not Turing’, la communication de S. Dehaene à propos de la pensée géométrique d’Homo erectus serait appropriée à condition de considérer que la cause première de cette pensée géométrique est une aptitude génétique préalablement présente. Il est vraiment intéressant de pouvoir approfondir ce sujet.