Vous pensez toujours : Contre-intuitif, Etrange ou encore Enigmatique.
De très nombreux articles considérant la mécanique quantique commence par : « la mécanique quantique décrit un monde étrange et contre-intuitif, énigmatique. » Cela est encore le cas à propos de l’article[1] de Ph. Ball que nous étudierons ci-après en télé séminaire : « La physique quantique dépeint un monde étrange et contre-intuitif. De fait, il ne ressemble en rien à celui dont nous faisons l’expérience au quotidien, au moins mécaniquement parlant. Jusqu’au 20e siècle, tout le monde pensait que les lois de la physique classique formulées par Isaac Newton et d’autres s’appliquent à toutes les échelles. Dans ce cadre, n’importe quel objet a une position et des propriétés bien définies à tous moments. Ce n’est pas le cas. » De même dans l’article p.16 de Klein et Rovelli : « Une efficacité déraisonnable », que nous étudierons aussi : « Si la physique quantique troubla tant, c’est parce qu’elle échappait au cadre d’interprétation de la physique classique. A tout système, la physique classique attache des propriétés qui appartiennent en propre au système et n’attribue pas de rôle fondamental à l’opération de mesure. »
Est-ce que ceux qui évoque la contre-intuitivité et l’étrangeté de la mécanique quantique sont des réactionnaires comme nous le dit S. Weinberg, p.43 de l’article : ‘Un pont entre deux mondes’ : « Mais pour l’heure, la mécanique quantique semble répondre à tous les tests. « Non, nous ne faisons face à aucune crise. Tout le problème est là ! s’exclame Weinberg. Par le passé, nous n’avons cessé de progresser lorsque les théories existantes rencontraient des difficultés. Mais il n’y a rien de tel avec la mécanique quantique. Elle n’est pas en conflit avec les observations. Le problème, c’est qu’elle ne parvient pas à satisfaire les idées philosophiques préconçues et réactionnaires des gens comme moi. »
On peut considérer qu’au début de la mécanique quantique dans les années 1920, les physiciens de l’époque, qui se trouvaient confrontés aux phénomènes physiques à l’échelle de l’infiniment petit, soient sérieusement déboussolés car effectivement leur grille de lecture de l’interprétation classique habituelle ne correspondait plus à ce qu’ils constataient. Pensons à H. Lorentz qui, dans les années 1920, enseignait à ses étudiants, le jeudi matin, que l’électron rayonnait de l’énergie lorsqu’il subissait une accélération positive ou négative et il enseignait, le vendredi matin, que l’électron de l’atome d’hydrogène orbitant autour du noyau se maintenait dans un état stable, donc entre autres conservait le même niveau d’énergie.
En conséquence le découplage entre l’interprétation classique et la bonne interprétation des phénomènes atomiques, quantiques, devait conduire à une rupture intellectuelle violente qui d’ailleurs fut difficilement assumée par les physiciens[2] formés sur les bans de l’université par le paysage maitrisé de la physique classique (voir l’autobiographie de Planck). Mais cent ans après, cela ne devrait plus être ainsi…, sauf si on est réactionnaire comme le dit S. Weinberg.
Cent ans après, A. Bassi a raison : « Certains vous diront que la mécanique quantique nous a appris que le monde est étrange et que nous devons l’accepter. Je m’y refuse. Si une chose est étrange, nous devons faire en sorte de mieux la comprendre. »
Pour mieux la comprendre, qu’est-ce qu’il faut comprendre ? Selon ma conviction, premièrement, il faut intégrer ce qu’affirme Heisenberg : « Le postulat d’une réalité physique existant indépendamment de l’homme n’a pas de signification. » Deuxièmement, il faut admettre le renversement copernicien que propose le jeune Bohr grâce à sa formation intellectuelle influencée par l’existentialisme : « Il faut renoncer à l’idée que le but de la physique soit de trouver comment est faite la nature » et accepter modestement que : « la physique est seulement concernée par ce que l’on peut dire sur la nature ». Ce qui est autrement dit par Heisenberg, d’une façon radicale : « Le seul but de la physique c’est de prévoir correctement les résultats expérimentaux. » ou encore : « Presque tous les progrès de la science ont été payés par un sacrifice (sic), pour presque chaque nouvelle réalisation intellectuelle, les positions et les concepts antérieurs ont dû être révisés. Ainsi, d’une certaine façon, l’accroissement des connaissances (sic) a réduit la prétention du savant à comprendre la nature. »
Pour mieux comprendre l’essence du corpus de la mécanique il nous faut admettre qu’en tant que physicien, observateur, sujet pensant, nous sommes à distance du monde quantique. Avec la physique classique on peut avoir l’illusion que nous sommes dans le monde classique. En effet les données de ce monde que nous recueillons sont observables directement car les sens propres de l’être humain et son intelligence propre ont été façonnés dans un rapport intime avec et contre la Nature à l’échelle que l’on dit classique depuis la nuit du temps. Notre capacité à observer et à inférer a été déterminée par ce fait anthropologique. Je dis bien « a été » car depuis un siècle que le corpus de la mécanique quantique a commencé à être élaboré et continu d’évoluer à cause de problématique plus récente telle que par exemple l’intrication, le monde de l’infiniment petit a commencé sérieusement à être ausculté, en conséquence notre intelligence est déjà marquée par cette pratique. Cela s’appelle un apprentissage. On sait maintenant qu’au cours d’un apprentissage les circuits neuronaux dans notre cerveau évoluent durablement. Pensons à l’apprentissage de la lecture, du calcul, ou tous autres au cours de la vie. C’est pourquoi quand je lis ou entend des physiciens évoquer encore la contre-intuitivité, l’étrangeté, de la mécanique quantique comme à ses débuts cela me paraît absurde. Cette absurdité est perceptible lorsque l’on a enseigné la mécanique quantique à plusieurs générations d’étudiants. Les générations les plus récentes sont notablement de plus en plus à l’aise avec la théorie quantique. Certes on ne pourra jamais avoir l’illusion d’être dans le monde quantique comme, on peut l’avoir, d’être dans le monde classique mais l’accoutumance de le fréquenter et de le confronter, de se l’approprier intellectuellement même partiellement réduit et réduira l’étrangeté de ce monde. Prenons l’exemple suivant : il est évalué qu’une personne aveugle ‘voit’ l’environnement physique dans lequel il évolue, en faisant la synthèse de ses repères olfactifs, auditifs, sensoriels de la peau, etc… qu’un voyant est incapable d’analyser. (Dans ce cas pour l’aveugle l’aire cérébrale de la vue est active comme pour un voyant).
N. Bohr disait souvent pour accepter la mécanique quantique, il faut préalablement savoir renoncer, renoncer au raisonnement classique. Et ceux qui encore mettent en avant la contre-intuitivité, l’étrangeté, depuis le temps n’ont toujours pas renoncé, ils pensent toujours en réaction comme le dit avec beaucoup de lucidité S. Weinberg. Tant pis pour eux, mais en même temps ils font obstacle. Ils conçoivent en réaction au fait que la réalité physique est ramenée à nos rapports opérationnels avec elle, au-delà de laquelle la science n’a plus rien à connaître. Dans sa formulation même, la théorie quantique ne dit pas comment le monde est, mais comment il répond aux sollicitations. Les concepts physiques tirent leur seule légitimité de leur capacité à « couvrir la situation expérimentale ».
Le formalisme de la mécanique quantique est toujours considéré par un grand nombre comme provisoire, malgré son efficacité, car il est considéré comme empirique, pragmatique, imprégné par les probabilités, marqué par l’indéterminisme, et donc il est renversant par rapport à l’idéal classique. Malgré cette conception hérétique, la conquête des applications proprement dues à l’exploitation du corpus de la mécanique quantique sont extraordinaires. Le N° hors-série de ‘Pour la Science’ annonce une ‘nouvelle révolution quantique’ qui a déjà commencé. L’efficacité du formalisme quantique avec ses principes qui l’accompagnent ont fait preuve de leurs valeurs heuristiques au point que l’auteur de l’article : ‘Un pont entre deux mondes’ n’hésite pas à poser la question : « Sommes-nous aveugles à une mécanique quantique qui régnerait à toutes les échelles ? ». C’est exactement ce que je suggère dans l’article du 25/03/2020 : ‘Une nouvelle perspective sur la nature de la science’, qui conclue ainsi : « Ce que je propose ci-dessus est suscité par l’idée que ce qui a été essentiellement fondé par l’école de Copenhague correspond à un état de l’art de la pensée scientifique et bien qu’elle fût énoncée à l’occasion de la découverte du monde physique à l’échelle de l’infiniment petit, elle vaut aussi pour tout scientifique en quête de connaissances physiques fondamentales de la nature à l’échelle macroscopique. Le rôle du sujet pensant est tout aussi déterminant dans les deux cas de figure. » Et puis on pourrait conjecturer sur cette autre concordance que je propose : « N’importe quelle mesure particulière ne capture qu’un fragment du monde quantique[3] » avec : n’importe quelle observation en astrophysique ne concerne qu’un fragment de notre univers. Avec ces deux exemples nous devons prendre en compte que nous sommes bien dans la situation nouvelle que Bohr avait repérée et considérée suffisante pour bouleverser les théories rendant compte du rapport que nous avons avec ce qu'on nomme par commodité « la réalité ». Comprendre le rapport objectif, possible, que nous avons avec la réalité, avec la nature, est essentiel pour interpréter correctement ce que nous nommons par commodité la réalité. Le formalisme de la mécanique quantique de l’école de Copenhague est relatif à l’expression de ce rapport. En astrophysique (très grandes échelles, contrairement à l’échelle classique) nous sommes dans une même situation d’inaccessibilité, en une seule observation en un seul regard (intellectuel), de la totalité de l’univers.
Dans l’article du 25/03/ j’ai utilisé les mêmes concepts et le même formalisme que ceux de Copenhague : « La fonction d’onde de la connaissance globale du Monde… L’état de la connaissance réduite actuelle du monde c’est un Univers… Avec cet état dominant, se superpose d’autres états de connaissance en cours de réduction… » En effet le formalisme de l’école de Copenhague, à coup sûr, n’a pas été prémédité, il a été développé d’une façon pragmatique, empirique, pour satisfaire scientifiquement au coup par coup une situation inédite en rupture avec la physique classique. Tous ceux qui ont pensé que ce pragmatisme avait valeur de provisoire ce sont trompés. Peut-être que ce qui est proposé dans les deux articles de ‘Pour la Science’ : ‘Un pont entre deux mondes’ et ‘Le darwinisme quantique à l’heure des tests’, produira des résultats intéressants mais cela constituera des améliorations effectives dans le même cadre. On doit donc considérer que ce qui est proposé par Copenhague est robuste et représente un état de l’art qui aurait de la valeur au-delà de la mécanique quantique. A mon sens cela est, parce que les deux fondateurs principaux ont réfléchi leurs postulats à partir des idées suivantes universellement justes : « Le postulat d’une réalité physique existant indépendamment de l’homme n’a pas de signification. » et « C’est l’appréciation correcte du rapport que nous avons avec la nature qui permet d’avoir un juste discours de physicien sur la nature. »
Je ne peux pas terminer mon article sans exprimer ma consternation à propos de ce qui est rédigé dans les pages 6 et 7 et qui a vocation à servir de repères pour comprendre la mécanique quantique. Je ne saurais dire si c’est à cause d’un travail superficiel de la part de celui qui était chargé de rédiger ces deux pages ou bien la volonté de vouloir entretenir l’idée que les hypothèses de de Broglie ont toujours de la signification. Ceci est malvenu car cela ne facilite pas l’élucidation d’un vrai questionnement passionnant qui perdure depuis un siècle autour des propriétés quantiques. Ce qui est malvenu c’est premièrement d’engager ce repérage par la dualité onde-corpuscule qui a été postulé par de Broglie qui déclare que la lumière est constituée d’ondes lumineuses et de corpuscules (photons) et ceci a conduit à la notion générale de dualisme entre onde et particule. Cela signifie qu’un objet quantique est concomitamment constitué réellement d’une onde (de matière) et d’un corpuscule. Ces postulats ont conduit à l’élaboration de la physique ondulatoire et non pas à la physique quantique. La physique quantique, c’est-à-dire, celle de l’école de Copenhague postule : onde ou corpuscule cela dépend de l’instrument de mesure que l’on utilise. Ainsi pour la lumière, l’aspect ondulatoire est flagrant avec les fentes de Young (sans moyens de détection) et l’aspect corpusculaire est flagrant avec l’effet photoélectrique. De plus dans ce cadre, il n’y a aucune prétention ontologique, on évoque l’aspect ondulatoire ou l’aspect corpusculaire, cela dépend de l’observateur avec l’instrument de mesure qu’il exploite. Dans le paragraphe : Indéterminisme : la confusion est à son paroxysme car on considère qu’en conséquence de la dualité onde-corpuscule… l’onde associée à une particule est en fait une onde de probabilité (fonction d’onde) (sic). Cette soupe théorique est vraiment néfaste.
Je propose aux lecteurs de lire dans l’article de Klein et Rovelli, p.16 : ‘Une efficacité déraisonnable’ le paragraphe ci-dessous qui est très rigoureux et pédagogique, et donc de s’en tenir à ce qu’ils exposent.
« Dans le cadre de la théorie quantique, un système physique est décrit par un objet mathématique, la fonction d'onde. Celle-ci s’écrit en général, comme la somme de plusieurs fonctions représentant chacune un état particulier affecté d'un certain coefficient. On est alors face à une <superposition> d’états possibles, une situation sans équivalent en physique classique. La théorie stipule alors que connaissant la fonction d’onde, on ne peut en général pas déterminer le résultat d’une mesure, mais seulement calculer les probabilités d’obtenir tel ou tel résultat. Et parmi tous les résultats possibles a priori, un seul est sélectionné, au hasard, par l’opération de mesure. Cette dernière entraîne une « réduction des possibles » qui s’effectue d’un coup et de façon aléatoire.
En ce qui concerne la physique quantique, on peut considérer que le fait le plus notable relatif à cette physique c’est la propriété de l’intrication. Cette propriété fut confirmée en 1982 par A. Aspect, auteur de l’introduction du dossier de Pour la Science qui signale : « J’étais loin d’imaginer cette explosion d’idées d’application autour de l’intrication ! » Or cette propriété n’est toujours pas comprise. Il n’est pas souhaitable, ni possible, que l’engouement pour les applications délaisse la volonté de comprendre les causes de cette propriété observée et confirmée, ces vingt dernières années, dans des configurations très variées au point qu’il n’y a plus d’échappatoire. Soit cette propriété est naturelle, inhérente à la nature, partie prenante de la genèse de l’univers, ce que veulent théoriser certains auteurs notamment l’auteure de l’article : « La matrice de l’espace-temps », soit cette propriété se produit expérimentalement sous certaines conditions et se reproduit moyennant l’exploitation de moyens technologiques identifiés. Pour qu’il y ait intrication, il faut que les parties d’un système quantique aient interagi. Puisqu’il y interaction celle-ci ne peut être instantanée, elle a une durée Δt > 0, aussi petite soit-elle. Mon estimation est de l’ordre de 10-26s. On remarque : « Pour qu’il y ait intrication, il faut que les parties d’un système quantique aient interagi. » Cela signifie qu’un système quantique constitué par intrication reste système quantique qu’elle que soit l’évolution spatio-temporelle des parties le constituant. C’est-à-dire que théoriquement la fonction d’onde (objet mathématique) spécifique du système constitué est indestructible jusqu’à ce qu’il soit procédé à une mesure sur l’une des parties. En ce qui concerne mon hypothèse que l’intrication se constate parce que l’observateur est aveugle vis-à-vis de Δt de l’ordre de 10-26s, cela pourrait être testé avec deux observateurs : l’un dans son laboratoire au repos qui produit l’intrication, l’autre dans un mobile se déplaçant avec une vitesse relative importante et grâce à ce que l’on sait avec la relativité restreinte, pour cet autre, le Δt deviendrait > à la durée du point aveugle de l’observateur et dans ce cas, dans son référentiel, il n’observerait pas d’intrication. Voir article du 29/10/2015 : « L’univers n’est pas si bizarre si… »
[1] Dans la revue ‘Pour la Science’, Hors-série, Mai-Juin 2020, p.60 : « Le darwinisme quantique à l’heure des tests »
[2] C’est autour de cette problématique que les physiciens Niels Bohr et Albert Einstein se sont amicalement, mais fermement, opposés l’un à l'autre. Bohr considérait que la physique quantique obligeait à bouleverser les théories rendant compte du rapport que nous avons avec ce qu'on nomme par commodité « la réalité ». Einstein pensait, lui qu’il était prématuré de conclure de la sorte.
[3] ‘Un pont entre deux mondes’