Cause et effet se superposent.
Dans l’article précédent : « Quantique », j’ai évoqué la même expérience qui a été réalisée à Vienne et à Brisbane avec trois années d’intervalle qui nous indique que la relation de cause à effet, peut être soumise à la propriété quantique de superposition. En conséquence avec la superposition d’ordres causaux obtenus : chacun est à la fois l’effet et la cause de l’autre. Une sérieuse brèche est ouverte à l’égard de notre logique habituelle si prégnante ! Comment interpréter ce résultat ? Que faire de ce résultat ?
Avec l’évocation des conclusions de cette expérience renversante, j’ai rappelé qu’en 2015 j’avais commis un article : « Principe de causalité : construction de l’esprit ou loi de la nature ? » dans lequel j’affirme : « En résumé, je propose de considérer que le principe de causalité est un principe sélectionné, élaboré, témoin de l’intelligence humaine embryonnaire, sélection et élaboration qui ont été validées au cours d’un processus empirique et conduisant à la capacité de survivance. Ce principe ne serait donc pas dans la Nature, il correspondrait à une spécialisation sélective de l’intelligence humaine qui doit être franchement identifiée comme telle pour être prise en compte voire être dépassée. Ce principe doit être considéré comme une détermination véhiculée par l’intelligence humaine actuelle. »
Si nous sommes à un carrefour qui nous signale qu’il y a une voie nouvelle possible à emprunter, plus riche, pour décrypter les lois de la nature, il est certainement approprié de revisiter comment, globalement, dans l’histoire de la pensée, ce sujet de la causalité a déjà été débattu. Je ne remonte pas, dans cet article, jusqu’à Platon et Aristote mais rappelle que G. Bachelard (1884-1962) soulignait qu’il y avait maldonne. Et que le malentendu tenait en définitive à la notion de causalité « naturelle » acceptée par la pensée occidentale depuis ses premiers pas scientifiques. Le principe de causalité a constamment oscillé entre deux positions : soit inscrire ce schéma dans la nature (Locke (1632-1704)) soit en faire un schéma de la pensée humaine (Hume (1711-1776), Kant (1724-1804)). Aujourd’hui nous sommes contraints de reconnaître qu’en réalité notre science est limitée par la manière que nous avons de nous y prendre. Nous devons nous y faire[1] : « Nous n’occuperons jamais par rapport à l’univers la place que nous imaginons être celle de Dieu. Nous déterminons[2] – c’est-à-dire délimitons et façonnons – les phénomènes que nous étudions en fonction de nos connaissances acquises et des moyens dont nous disposons. Nous ne découvrons donc pas « les lois de la nature » mais nous énonçons des « lois physiques » - les lois de notre (sic) physique – qui toujours, ont prélevé sur le réel, à des échelles différentes, la part qui nous en semble accessible. Le principe général, selon lequel à tout effet naturel on doit trouver une cause naturelle, se spécifie selon le type des réalités auxquelles nous avons à faire. Il n’y a pas dès lors à s’étonner que nous puissions former l’idée de différents modes de causalité. Et il y a lieu de se réjouir que nous puissions toujours en découvrir de nouveaux. C’est ce qu’on appelle le « progrès » scientifique.
Il y aurait sans doute lieu de rendre toute sa force à la formule de Baruch Spinoza (1635-1677) « Cause c’est – à – dire raison » : ce que nous identifions comme « cause » n’est jamais que ce qui satisfait la rationalité scientifique à un moment donné, en fonction des instruments dont elle dispose et des objets qu’elle se donne. »
En effet la raison procède de la causalité. Cette citation de Spinoza m’offre naturellement un trait d’union entre ce paragraphe où je cite D. Lecourt et que je cosigne sans retenu, et le paragraphe suivant que je consacre aux travaux d’Hilary Putnam[3] dans ce tiré à part de 1992 : « Pourquoi ne peut-on pas ‘naturaliser’ la raison. »
En résumé : « Comme Wittgenstein, Putnam pose que le monde a une réalité immédiate qu’il serait vain de contester, mais que ce monde n’existe pour nous que dans la mesure où nous le saisissons au moyen de jeux de langage concrets. Si on découvre dans le monde des régularités, celles-ci sont donc plus le fait de nos grammaires – pris dans une acception large – qu’une propriété du monde – ce sont les phénomènes réguliers qui sont dans le monde, non la régularité. Vouloir chercher la raison dans le monde, dans la nature – fût-elle humaine ou sociale ainsi que le laissent entendre certaines sciences douces -, c’est la perdre à tout coup, et comprendre le monde ce n’est pas découvrir les structures, mais suivre, respecter et appliquer, de manière réfléchie, des règles d’intelligibilité – mettre en œuvre, autrement dit, une disposition raisonnable… »
Avec cette rétrospective historique succincte on constate que ce sujet est un sujet de premier ordre, toujours à l’ordre du jour. Sujet de premier ordre, pas uniquement pour les épistémologues et philosophes des sciences car il fut au centre des débats scientifiques, de niveaux jamais réatteints depuis, entre Einstein et Bohr, à propos, entre autres, des propriétés de l’intrication. L’explication et l’interprétation purement quantiques de Bohr pour rendre compte de l’expérience de pensée qui a conduit à la découverte du phénomène de l’intrication est totalement inacceptable pour Einstein parce qu’il comprend que cela demande, fondamentalement, d’accepter la rupture de la chaîne de causalité. Le refus qu’une : « action fantôme », comme il la désigne, puisse rompre la logique, qui nous imprègne et qui est l’outil essentiel du raisonnement scientifique de la physique classique, qu’il n’y a pas d’effet sans cause identifiable, est totalement inacceptable. En conséquence son hypothèse impérative des variables cachées devait combler la faille créée par une explication purement quantique donc incomplète de l’intrication. N’oublions pas que les deux joyaux de l’intelligence einsteinienne : La Relativité Restreinte et la Relativité Générale sont des stricts vecteurs du raisonnement basique : il n’y a pas d’effet sans cause. Ainsi le précepte : aucune information ne peut être transportée à une vitesse supérieure à celle de la lumière procède de la contrainte dictée par le respect de la chaîne de causalité.
Dans l’article de 2015, j’ai conclu que le principe de causalité est une conception de l’esprit, qu’il est un principe sélectionné, élaboré, bref, qui ne peut être naturalisé. Est-ce que le résultat de l’expérience quantique apporte une preuve expérimentale de ma conclusion ? Si j’étais affirmatif, ce serait de ma part aller bien vite en besogne. Par contre, il est légitime d’affirmer que l’interprétation traditionnelle de la chaîne de causalité : une cause précède toujours un effet et il n’y a pas d’effet sans cause, correspond à une interprétation rigide, sans degré de liberté, qui ne se justifie pas au regard du résultat quantique car à l’échelle de la mécanique quantique transparaît une indétermination causale, une ambiguïté causale, expérimentalement observable. Le fait que sur un même qubit[4] il soit possible de superposer à la fois l’effet et la cause d’un évènement qui l’a induit, c’est-à-dire introduire de la simultanéité éventuelle entre effet et cause, comme peut l’être le spin ½ et -½ d’un électron nous indique que la chaîne de causalité est sujette à l’introduction de degrés de liberté au niveau quantique. Que la causalité puisse être manipulée par le sujet pensant avec ses technologies, pourrait laisser considérer que la causalité est un objet du sujet pensant. Mais là encore ce serait aller vite en besogne. Il faut envisager que dans un futur proche, grâce aux propriétés de la mécanique quantique et avec de nouvelles expériences pratiquées nous serons en mesure d’approfondir cette problématique.
Dans cette dernière partie de l’article j’essaie de prévoir les conséquences de ma conviction : la causalité est une conception de l’esprit[5]. C’est une conception très, très, déterminante chez le physicien d’autant que les deux lois principales classiques conquises au début du 20e siècle, toujours actuellement confirmées, sont de véritables vecteurs de la chaîne de causalité. Et la mécanique quantique a, dans la période de sa fondation, a rompu avec la notion de déterminisme mais elle a âprement discuté celle de causalité[6]. De ces affirmations fortes, proposées dans la note 6, en contrepartie, il faut prendre en compte une position plus que nuancée de Bohr qui selon lui : « Le principe de causalité s’identifie selon les cas aux lois de conservation ou à l’évolution strictement déterminée de la fonction d’onde dans le temps dès lors qu’aucune mesure n’est effectuée. Tant que l’on ne procède à aucune mesure, la description est causale ; dès lors que l’on relie le formalisme aux résultats des mesures effectuées, la description n’est plus causale. » C’est-à-dire que la pleine applicabilité de la loi de la causalité aux résultats de la mesure n’est pas possible.
On peut dire qu’avec l’avènement de la mécanique quantique une brèche interprétative de l’exploitation de la chaîne de causalité a été introduite mais au-delà de la conception de Bohr elle n’a pas proliféré, au contraire : il suffit de lire le livre : ‘Le réel voilé : analyse des concepts quantiques’ de B. D’Espagnat (1994) pour apprécier à quel point, même voilée, la causalité est toujours exploitée, indispensable, pour interpréter les phénomènes quantiques. En conséquence investir intellectuellement la nature autrement qu’à travers le prisme de la causalité est une véritable gageure.
Etant donné cette profonde détermination, une grande partie des propriétés de la nature qui n’est pas régie par la loi de la causalité nous est totalement transparente. Par exemple, notre connaissance actuelle de ce que nous nommons l’univers est condensée dans ce que l’on appelle le Modèle Standard de la Cosmologie. Celui-ci résulte de l’exploitation pleine et entière de la Relativité Restreinte (RR) et de la Relativité Générale (RG) dont leur A.D.N respectif est la causalité. In fine, nos connaissances sur l’univers se résument a : 4 à 5% de matière baryonique dont de l’ordre de 40% n’a toujours pas été observée et 96 à 95% de composants noirs c’est-à-dire obscurs à notre entendement. Jusqu’à présent inobservable malgré les moyens techniques extraordinaire déployés mais comme notre pensée théorique n’est pas bien placée, depuis 1980, tout ce que nous avons tenté d’inférer pour lever le voile sur cette proportion impressionnante qui nous est obscure n’a jamais aboutie. Toutes ces tentatives ont été réalisées en exploitant toujours les mêmes outils théoriques que sont la R.R. et la R.G. Disons-le, nous sommes dans une situation dramatique, on attend ‘Godot’. De plus notre rationalité causale nous a conduit à inventer une origine à cet univers avec une phase primordiale cousue main qui s’effrite au fur et à mesure que des observations de plus en plus pointues sont réalisées.
Il en est de même avec la propriété de l’intrication, nous sommes dans l’incapacité d’ouvrir la boite noire de cette propriété, puisque, entre autres, la RR nous dicte que la vitesse de la lumière est indépassable et nous n’avons pas élucidé, pour l’instant, un autre mode de lecture de la propriété d’intrication. Nous clamons donc que l’intrication révèle le caractère non local de la mécanique quantique. Jusqu’à présent, il n’en n’a pas été conjecturé pour autant que la nécessité de localiser dans l’espace-temps était une nécessité univoque de l’observateur, donc une propriété du sujet pensant. Tant que l’on refusera de discriminer les propriétés que l’on attribue à la nature, alors qu’elles ne sont que les projections de propriétés qui nous sont propres en tant que sujet pensant ‘Présent’ dans le monde, de celles qui seraient propres à la nature, nous ne pourrons pas franchir le ‘Rubicon’ qui nous permettra de sortir du tunnel de la pensée en panne de lumière. Pourtant, si on considère que l’espace et le temps ne sont pas donnés dans la nature mais sont des propres de l’homme ont peut rendre compte des propriétés de l’intrication. Mais l’illusion que le physicien est un sujet absolument objectif, puisqu’il considère que son discours ne comprend que des éléments et composants qui sont extérieurs à son être cogitant, éduqué à cette pensée il ne peut admettre que l’espace et le temps seraient des témoins de sa contribution au développement de son discours scientifique. J’ai pensé, qu’a priori, ce sujet pouvait être discuté avec C. Rovelli car, pour lui, avec sa théorie de la gravité quantique, le temps n’est pas fondamental mais émerge et l’espace-temps est subordonné au champ gravitationnel qui, lui, est absolument fondamental : Eh bien, que nenni !
Nous n’avons aucun début de compréhension de l’intrication ; dans les technologies, aujourd’hui, à la pointe des nouveautés, on l’utilise largement et ceci est engagée depuis une quinzaine d’années, notamment pour les besoins de la cryptographie, entre autres. L’engouement pour exploiter les propriétés de l’intrication n’est pas près de se tarir. Plus elle sera à la source de nouveautés technologiques, moins l’envie d’élucider la théorie explicative sous-jacente sera entretenue. Ce sera l’étape du ‘calcule et tais-toi’ qui prendra finalement le pas. C’est ainsi, comme on a déjà pu le constater.
Si on observe bien les choses, il est malheureusement désagréable de constater que nous quittons l’ère de la pensée pour comprendre la nature, et c’est l’ère de la technologie qui s’impose comme substitut à la défaillance de la confiance, en sa propre pensée, du sujet pensant physicien. Peut-être est-ce l’ère d’une grande paresse intellectuelle redoutable qui s’ouvre. Personnellement, j’ai vécu une première alerte de cette problématique avec l’avènement du LHC au Cern, à Genève (voir article du 16/01/2016 : ‘Et si notre pensée était mal placée.’). Dans ce sens je me permets de citer F. Combes qui termine un article dans ‘Pour la Science’ du mois de Novembre : « Ces résultats sont fantastiques et s’accompagnent d’une compréhension plus fine de l’Univers. Certes, il reste encore de nombreuses questions fondamentales. Mais de nouveaux instruments, très puissants, scrutent déjà le ciel ou le feront bientôt. C’est le cas des satellites Euclid et du James-Webb télescope, de l’observatoire Vera-Rubin (LSST) ou l’Extremely Large Telescope, au Chili, sans parler des radiotélescopes SKA ou Alma, également au Chili. Nous avons beaucoup de chance de vivre à cette époque pour trouver des réponses aux mystères de l’Univers. » Cette citation est vraiment dans la continuité de ses cours successifs au Collège de France dans lesquels elle pouvait terminer une séance avec un dernier commentaire : « Perspective », puis uniquement lister des matériels qui allaient répondre à cette perspective.
Je recite : « Au sein d’une éternité, parmi tous les possibles… », la causalité, évidemment, doit être inclue en tant que moyen possible pour décrypter les phénomènes et les lois de la nature, mais je suis convaincu que la nature ne peut pas être décrite exhaustivement en exploitant uniquement ce moyen. Elle peut répondre et nous offrir des réponses différentes, plus riches, franchement nouvelles, en exploitant d’autres moyens de lecture.
[1] Dominique Lecourt, p148, dans le ‘Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences’
[2] Je partage totalement l’usage du verbe : déterminer, par D. Lecourt car cela correspond à ma conception du sujet pensant qui est un être déterminé, il n’est pas un être universel, il véhicule avec lui, des points aveugles, des déterminations, qui résultent de son évolution de son état originel : être de la nature, à celui sans cesse en cours d’être dans la nature. C’est-à-dire sans cesse en cours de s’élever sur le socle de l’être dans la nature, de l’observateur qui délimite et façonne progressivement moindrement les phénomènes qu’il étudie.
[3] 1926-2016, Il est une figure centrale de la philosophie occidentale à partir des années 1960, particulièrement en philosophie de l'esprit, du langage et des sciences dures.
[4] Un qubit possède deux états de base (vecteurs propres), nommés par convention, et par analogie avec le bit classique, I0> et I1 > (prononcés : ket 0 et ket 1). Alors qu'un bit classique est numérique et a toujours pour valeur soit 0 soit 1, l'état d'un qubit est une superposition quantique linéaire de ses deux états de base,
[5] Il existe une autre voie intéressante et scientifique visant à élucider cette problématique, c’est la voie des neurosciences et je renvoie à l’article que j’ai publié du 24/03/2013 : « Scientifiques, façonnés dès la naissance ? » En effet, à cette époque, au cours d’un de ses séminaires S. Dehaene avait traité ce sujet et cela m’avait servi de point d’appui pour affiner ma réflexion personnelle. Je rappelle que tous les séminaires sont enregistrés et accessibles rétroactivement sur la base de données du C.de F.
[6] Dans : ‘Les fondements philosophiques de la mécanique quantique’ 1996, édit. J Vrin : Heisenberg, conférence du 17/09/1934 : « Car il nous est absolument impossible de communiquer le déroulement et le résultat d’une mesure autrement qu’en décrivant les manipulations et les lectures de cotes nécessaires pour cela comme des processus objectifs qui se jouent dans l’espace et dans le temps de notre intuition, et nous ne pourrions pas déduire d’un résultat de mesure les propriétés de l’objet observé si le principe de causalité ne garantissait pas une corrélation univoque entre les deux.
De Grete Hermann (1901-1984), dans le même ouvrage : « La causalité sans lacune, illimitée, n’est pas seulement conciliable avec la mécanique quantique mais, comme on peut le prouver, elle est même présupposée par cette dernière »