Suite de la publication du 03/06/2022 correspondante au chapitre ‘Prologue’ du mémoire ‘L’Être humain est une réalité de/dans l’Univers’.
Ci-jointe la publication du 10/06/2022.
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A la lecture des auteurs que je cite ci-dessus, ce que préconisait Maurice Merleau-Ponty durant ses cours au Collège de France (1956-1960) : « Au ‘je pense’ universel de la philosophie transcendantale doit succéder l’aspect situé et incarné du physicien. », semble très progressivement être entendu, ½ siècle après coup.
Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui nous en sommes à la proposition de faire appel à l’intelligence artificielle pour dépasser les impasses théoriques[1] fondamentales répertoriées par la communauté scientifique ? Personnellement, je perçois cette proposition comme une incongruité, un renoncement et une défaite. Je suis encore plus dérouté lorsque je constate que ce sont ceux qui, comme l’a précisé S. Hossenfelder, par un véritable entêtement théorique, ont contribué à l’asphyxie de la pensée en physique théorique notamment dans le domaine de la physique des hautes énergies c’est-à-dire de la physique des particules élémentaires. J’admets que mon jugement personnel est raide, peu nuancé, mais en lisant le livre de S. Hossenfelder on peut considérer que le bilan proposé dans ce domaine confirme la réalité de ma désillusion.
Pour présenter ce qui est attendu de la part de l’Intelligence Artificielle (IA) en vue de traiter des problèmes scientifiques que l’intelligence humaine ne serait plus capable de traiter et résoudre, je me réfère à une première conférence inaugurale sur le sujet ayant eu lieu en septembre 2021 au CERN dont la présentation écrite en a été faite dans le CERNCourier de Janvier/Février 2022. Le titre de cet article : « Multidisciplinary CERN forum tackles AI » ; soit : « Le forum Multidisciplinaire au CERN s’empare du thème de l’IA ». L’article aborde l’objectif visant la conception d’une IA introspective (sic) qui serait capable d’examiner et d’améliorer son propre processus de diagnostic et permettrait ainsi de faire des prédictions qui lui serait propre. Evidemment on s’interroge durant ce forum sur l’opportunité d’essayer de réaliser de l’IA qui serait auto-consciente et semblable à l’humain. Avant d’avoir l’ambition de réaliser ce type de prothèse il est proposé de s’interroger sur sa pertinence, alors que nous ne comprenons pas encore, loin de là, le processus introspectif qui se déroulerait au sein de notre cerveau, au sein de notre conscience. Pourquoi, comment, vouloir faire de l’IA une solution quand on pressent que les algorithmes de l’IA ne seraient pas capables de faire face à la complexité du processus de décisions emprunté par les humains ? Finalement, il est considéré qu’il est préférable de faire le choix d’atteindre des objectifs plus réalistes en développant la ci-nommée ‘Technologie de l’IA forte’ qui pourrait résoudre des nouveaux problèmes toutefois en ligne avec des objectifs spécifiques. Suite à l’expression de cet objectif bien plus humble, il est malgré tout envisagé que potentiellement l’IA pourrait dépasser l’intelligence humaine et suggéré que l’IA pourrait être aussi créative que celle des humains !!
Suite à cette très ambitieuse présentation générale je cite des extraits introductifs (traduits par mes soins) de l’article du 31/08/2021, recueilli dans la revue numérique du ‘CERN Courier’ qui a pour titre : ‘Stealing theorists’lunch’, soit : ‘Voler le déjeuner des théoriciens’. Cet article est concentré sur le sujet spécifique de l’exploitation de l’IA pour résoudre des problèmes de physique théorique et non des moindres. En préambule il est précisé que les techniques de l’intelligence artificielle (IA) sont utilisées en physique expérimentale des particules depuis au moins 30 ans (ce qui est exact à ma connaissance) et elles deviennent progressivement très répandues en physique théorique (sic).
L’IA exploitée dans le domaine expérimental, l’ancêtre de ce que l’on appelle l’IA forte, consiste à suppléer les physiciens pour assurer la détection et la sélection des évènements physiquement significatifs, prévus en rapport avec une théorie préalablement conçue. En effet parmi la foultitude des événements produits, lors de la collision de paquets de protons, dans les détecteurs, il est impossible d’isoler naturellement, simplement, les bons événements. Ainsi depuis une trentaine d’année, d’une façon empirique, il a été mis au point des algorithmes qui participent à la sélection des traces de particules présentant de l’intérêt. On peut concevoir qu’au cours du temps, ces algorithmes sont devenus de plus en plus sophistiqués et complémentaires pour atteindre des objectifs humainement et scientifiquement définis tout autant sur le plan qualitatif que quantitatif.
Pour illustrer mon propos, je choisis l’exemple de la découverte du boson de Higgs expérimentalement confirmée en 2012. Cette particule n’est pas directement visible dans les détecteurs parce que sa durée de vie est très petite, estimation la plus élevée de l’ordre de 10-20s, et on ne peut l’identifier qu’en la reconstruisant à partir de ses produits de désintégration qui ont des caractéristiques physiques prévues très précises. Dans ce processus d’identification des traces et de reconstruction, l’IA forte a toute sa place et elle est maintenant très performante. C’est de l’IA aussi nommée : supervisée, puisque ce sont les physiciens qui introduisent dans les algorithmes les paramètres physiques des événements recherchés dans les détecteurs.
Revenons à l’article susmentionné ‘Voler le déjeuner des théoriciens’ dans lequel A. Anandkumar et J. Ellis répondent aux questions du journaliste de la revue en prédisant les possibilités.
Question : « Comment l’intelligence artificielle pourrait créer un impact en physique théorique ? »
J. Ellis : « Pour dire les choses simplement : où va-t-on prochainement ? Nous avons le Modèle Standard qui décrit toute la matière visible dans l’univers avec succès, mais nous savons que la matière noire devrait être en dehors de celle-ci. Il y a des puzzles, tel que : quelle est l’origine de la matière dans l’univers ? Durant mon existence nous avons proposé, par-ci par-là, des bouquets d’idées pour empoigner ces problèmes, mais nous n’avons pas fait émerger de solutions. Nous avons été capables de résoudre quelques-uns de ces problèmes mais pas les autres. Est-ce que l’intelligence artificielle pourrait nous aider à trouver des nouveaux chemins pour attaquer ces questions ? Ce serait vraiment voler le déjeuner des physiciens théoriciens. »
A. Anandkumar : « Je pense que les premières étapes sont : ou bien on peut comprendre plus de physique basique et en conséquence être capable de produire des prédictions. Par exemple, est-ce que l’IA pourrait redécouvrir le Modèle Standard ? Un jour on peut espérer constater ce que sont les désaccords avec le modèle courant, et espérer formuler des meilleures suggestions. »
J.E. : « Un exercice intéressant pourrait être de prendre quelques-uns des puzzles que nous avons en ce moment et d’une certaine façon équiper un système d’IA avec le référentiel théorique que nous théoriciens exploitons, et laisser le système d’IA moins contraignant (sic) et regarder s’il produit quelque chose (de différent). Par exemple ces dernières semaines certains résultats d’expériences casse-tête mis en évidence ont amplifié les énigmes que ce soit avec les nouveaux résultats des désintégrations du méson B ou ceux du moment magnétique anomal du muon. Il y a beaucoup d’idées théoriques pour résoudre ces énigmes mais aucune ne me conviennent dans le sens de m’indiquer un chemin clair vers une nouvelle synthèse au-delà du Modèle Standard. Est-ce qu’il est imaginable que l’on puisse concevoir un système d’IA qui, si on le dote de la base des concepts, dont nous disposons, avec conjointement les anomalies expérimentales que nous avons identifiées, alors l’IA pourrait nous montrer le chemin ? »
Dans la première partie de l’article il est clairement exposé ce en quoi consiste cette alternative au renoncement à la capacité des physiciens à penser leurs erreurs, leurs errances, leurs conservatismes. Je donne suite à une autre partie interrogative suivante :
Est-ce que la créativité humaine est conduite par notre conscience, ou l’IA contemporaine peut-elle être créative ?
A. Anandkumar : « Les humains sont créatifs de si multiple façons. On peut rêver, on peut halluciner, on peut créer – donc comment peut-on construire ces capacités dans l’IA ? Richard Feynman avait la réputation de dire « Ce que je ne peux pas créer, je ne le comprends pas. » Il apparaît que notre créativité nous donne l’habilité de comprendre ce qui se passe à l’intérieur de l’univers. Avec le paradigme actuel de l’IA ceci est très difficile. Le paradigme actuel est exploité vers des scénarios dans lesquels l’entrainement et les tests répartis sont similaires, cependant la créativité réclame l’extrapolation – être capable d’imaginer entièrement de nouveaux scénarios. Donc l’extrapolation est un aspect essentiel. Pouvez-vous aller avec ce que vous avez appris vers l’extrapolation de nouveaux scénarios ? Pour cela nous avons besoin de quelques formes d’invariances et de compréhension des lois sous-jacentes. C’est ce qui fait que la connaissance de la physique en devenir dépend de la connaissance déjà acquise. Les humains ont des notions intuitives de physique dès le début de leur enfance. Nous les prélevons de nos interactions physiques avec le monde. Cette compréhension est au cœur pour obtenir que l’IA soit créative. »
Cela peut sembler facile, après coup, de dire que le risque voire le danger était prévisible, tôt ou tard, que nous soyons réduits en 2021 à penser devoir recourir à des prothèses intellectuelles constituées d’IA hypothétique pour sortir de l’impasse en physique des particules élémentaires. Facile après coup, mais personnellement j’ai eu ce fort pressentiment, que j’ai exprimé et développé dans l’article du 16/01/2016 sur mon blog, intitulé : ‘Et si notre pensée était mal placée’, lorsque j’ai lu le premier article d’arrivée en responsabilité de la nouvelle Directrice Générale du CERN, Fabiola Gianetti en janvier 2016 : « If new physics is there we can discover it, but it is in the hands of nature. » ; soit : « Si une nouvelle physique est là, nous pouvons la découvrir, mais c’est entre les mains de la nature. » Selon mon point de vue, il ne peut pas y avoir de découverte si notre pensée n’est pas préalablement posée sur la propriété physique ou l’objet physique à découvrir. (Voir l’exemple du boson de Higgs : théoriquement postulé en 1964, mais découvert effectivement 48 ans après). Demander à la nature de nous faire voir ce pourquoi nous n’avons pas encore établi de la signification est insupportable et erroné. La nature est tellement riche en possibles qui ont du sens, que de la part du scientifique il doit y avoir un investissement intellectuel préalable qui projette un premier éclairage d’intelligibilité potentielle sur le phénomène physique que nous choisissons d’ausculter. Comment est-il possible qu’il soit proposé à la communauté scientifique : faisons-nous spectateur, la nature se dévoilera d’elle-même ? Pourquoi serait-il possible d’ignorer maintenant que c’est dans la confrontation avec le ‘pas-encore-connu’, le ‘pas-encore-compris’, que l’être humain puise sa raison d’être et qu’ainsi il plonge en permanence son regard dans un horizon des futurs possibles à découvrir.
Bref, je suspecte qu’il y ait une redoutable corrélation entre ces propos tenus en 2016 par la Directrice Générale du CERN et que ce soit des physiciens du CERN qui proposent en 2020 de se reposer sur l’IA pour extraire de l’impasse, au moins deux fois décennale, la physique théorique des hautes énergies car, en effet, durant cette période le mur de l’impasse s’est encore élevé et s’est encore épaissi.
Avec la lecture de l’interview de F. Gianetti dans ‘La Recherche’ du 1er trimestre 2022, je me réjouis, qu’en 6 ans elle ait modifié son point de vue. En effet, p.9, à la question posée par le journaliste de la revue : « Mais il y a-t-il de la place pour de nouvelles idées radicales en physique ? Comme celle qui voudrait que les lois de la nature ne soient pas si simples ni si symétriques que ce qu’on a supposé jusqu’ici ? », elle répond : « J’en suis convaincue. Le moteur de la recherche ce sont aussi les idées qui sortent des sentiers battus… Nos expériences sont conçues pour tenter de chercher une nouvelle physique dans le cadre de scénarios théoriques existants, mais aussi de manière ouverte et indépendante. En effet, la nature pourrait avoir choisi des réponses (sic) aux questions ouvertes que les scientifiques n’ont pas encore imaginées. »
Je propose de mettre en regard les deux dernières phrases de F. Gianetti, avec celles de J. Ellis que j’ai transcrit ci-dessus « … d’une certaine façon équiper un système d’IA avec le référentiel théorique que nous théoriciens exploitons, et laisser le système d’IA moins contraignant et regarder s’il produit quelque chose (de différent) » Dans une certaine mesure ils sont en phase pour appeler à se libérer des œillères théoriques actuelles, bien que F. Gianetti n’évoque pas l’idée, pour cette éventualité, du recours à l’IA. D’ailleurs je me demande, pourquoi les physiciens ne seraient pas suffisamment intelligents pour que, d’eux-mêmes, ils ne soient pas capables de desserrer le carcan de leurs propres théories ? Puisque comme elle le dit : « le moteur de la recherche ce sont aussi les idées qui sortent des sentiers battus », c’est aux chercheurs physiciens qu’il revient de remettre en activité ce moteur.
De plus, je propose de mettre en regard ce que nous dit A. Barrau et que j’ai cité ci-dessus : « Nous choisissons et inventons les rapports au(x) monde(s) que nous jugeons pertinents. Ils ne sont pas donnés, ils sont construits. », avec, là encore, ce qu’affirme F. Gianetti : « En effet, la nature pourrait avoir choisi des réponses (sic) aux questions ouvertes que les scientifiques n’ont pas encore imaginées. » La différence des points de vue épistémologiques saute aux yeux. La nature n’est pas active et elle ne choisit pas. C’est le sujet réflexif qui choisit et activement invente les questions à poser, ébauche des réponses : ce sont des hypothèses, et grâce au retour des expériences ce sont des échos plus ou moins francs, provoqués par nos hypothèses projetées, qui nous parviennent. Cette différence de point de vue n’est pas secondaire car s’y trouve explicitée la place de la valeur première de l’investissement nécessaire et préalable de l’intelligence humaine et son rôle incontournable. En conséquence, il ne sert à rien d’investir des sommes importantes dans des instruments de recherche si au préalable notre pensée n’est pas posée sur des perspectives correspondant à notre capacité d’entendement.
Bref, selon ma conviction, il faut considérer que la loi du développement de la connaissance de la nature est une loi de confrontation sans fin, directe, entre l’intelligence humaine et la nature. Il ne peut y avoir une délégation mythique à l’IA, bien que celle-ci soit fondée par l’Homme. Je fais totalement mien l’avis : « de ce qui nous rend humains », de F. Gianetti qui, dans l’interview cité de 2022, affirme p.11 : « Nous parlons ici d’un investissement à long terme dans le but de mieux comprendre comment fonctionnent la nature et l’Univers. Il s’agit d’une quête intrinsèque à ce qui nous rend humains : nous ne pouvons pas l’arrêter. » C’est enfin une vision lucide, très juste et très enthousiasmante !
A ce stade le chapitre ‘Prologue’ est complètement publié.
La prochaine publication, le 17/06/2022, ouvrira le chapitre ‘Présence’ du mémoire. La publication complète de ce chapitre sera répartie sur 4 à 5 semaines.
[1] Voir les pages du ‘Monde’, ‘science et médecine’ du 8/6/2022