Le 22/07
Cette publication constitue la 2e partie du chapitre 3 de mon mémoire « l’Être humain est une réalité de/dans l’Univers ».
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Dialogue imaginaire avec Carlo Rovelli (2)
Proclamer que : « la mécanique quantique décrit la grammaire élémentaire et universelle de la réalité physique », c’est envahissant. Cela correspond à une invasion de l’impatience du physicien réaliste. On ne peut pas garantir que ce but soit atteint. Rien de tel ne doit être formulé. Qui peut savoir que l’os du monde réel est atteint et, une bonne fois pour toutes, que sa grammaire élémentaire est maîtrisée, qui plus est, elle serait universelle ? Jamais nous ne devons avoir l’ambition d’atteindre la pensée aboutie. Puisque ce serait la fin de la pensée. Les victoires provisoires de la pensée doivent sans cesse provoquer une disponibilité intellectuelle qui ouvre la porte pour accéder à des nouvelles compréhensions non encore imaginées. Seule l’acception de cette dynamique en jeu est source de progression pour le sujet pensant. Libérons-nous de la pensée du savoir universel ainsi que de celle de la réalité physique, pensées qui nous emprisonnent et obstruent notre horizon. Elles ne sont pas réalistes. Nous sommes dans le flux de l’histoire du développement de la connaissance du monde naturel. On ne peut prétendre qu’avec nous, présentement, cette histoire atteindrait sa fin.
Page 177 : « La longue recherche de la physique de la « substance ultime », qui est passée par la matière, les molécules, les atomes, les champs, les particules élémentaires, etc. ; a fait naufrage dans la complexité relationnelle de la théorie quantique des champs et de la relativité générale. »
Je suis très satisfait de ce que tu dis sur ce point. En effet, en novembre 2011, j’ai commis un article sur mon blog : ‘Qui se permettra de le dire !’, dans lequel j’exprimai mon pessimisme à l’égard de théorie quantique des champs et des extrapolations sans limites, si peu contraintes. Notamment à l’égard des neutrinos puisque subitement, puisque leurs saveurs oscillaient, dans le lagrangien du modèle standard des particules élémentaires, on a introduit un couplage entre le champ de Higgs et les différents neutrinos en prétendant que leurs masses étaient de même nature, gravitationnelles et inertielles, comme les autres particules élémentaires. Morale de l’histoire quand nous pouvons observer quelques phénomènes relatifs à ces objets, ironiquement ils semblent sans cesse nous signifier depuis plus d’un demi-siècle : « Nous ne sommes pas ce que vous croyez. » La physique des neutrinos n’est pas encore comprise car ils sont les vecteurs d’une autre physique à part entière.
J’apprécie beaucoup le travail de recension que tu as réalisé auprès d’écrits d’auteurs qui ont analysé, décrypté, le fait que la connaissance s’inscrit aussi dans l’histoire humaine. Complémentairement je cite le titre du paragraphe relevé dans ‘Une histoire des civilisations’ (2018, sous-titre : « Comment l’archéologie bouleverse nos connaissances. ») : « La découverte de la continuité entre l’histoire de l’homme et celle de la nature »
Je pense et j’espère que je ne suis pas seul à devoir te complimenter pour ce travail de premier ordre. Je me permets de contracter ce que tu as écrit entre la page 148 et la page 161 parce que cela est pour moi essentiel, ainsi : « Pour Ernst Mach (1838-1916), c’est l’activité humaine concrète, dans le cours concret de l’histoire, qui apprend à organiser sous une forme progressivement meilleure les faits du monde avec lesquels elle interagit… La connaissance est dépouillée de tout caractère anhistorique… il ne s’agit pas d’une acquisition définitive, mais d’un processus ouvert (sic). » ; « l’humanité qui connaît n’est pas un sujet transcendant isolé, c’est l’humanité réelle, historique, qui fait partie du monde naturel. » ; « l’histoire est un processus, la connaissance est un processus. La connaissance scientifique évolue, écrit Bogdanov (philosophe et révolutionnaire russe, 1873-1928), et la notion de matière propre à la science de notre temps pourrait n’être qu’une étape intermédiaire sur le chemin de la connaissance. » ; « Le meilleur moyen d’apprendre est d’interagir avec le monde en essayant de le comprendre, en réajustant nos schémas mentaux en fonction de ce que nous découvrons. Ce respect pour la science, en tant que source de notre savoir sur le monde, a évolué jusqu’au naturalisme radical de philosophes comme Willard Quine, pour qui notre propre connaissance est un processus naturel, parmi d’autres et doit être étudié comme tel. »
Quand tu mets en relief l’idée : de l’humanité réelle, historique, qui fait partie du monde naturel, c’est exactement ce que je veux exprimer d’une manière condensée avec le concept de ‘Présence’, qui se trouve être à mes yeux symboliquement figuré par l’artistique quintessence de l’être humain que nous propose Giacometti avec ses sculptures. Ma conception de l’humanité réelle qui fait partie du monde naturel est plus nuancé car l’histoire du développement de l’humanité implique de prendre en compte qu’il se libère de ses origines purement naturelles ‘l’Être de la nature’ pour évoluer vers un ‘Être dans la nature’. Cette conception a des conséquences pour apprécier correctement la dynamique du développement de l’acquisition des connaissances sur la nature. Je considère qu’il est nécessaire de prendre en compte cette double nature de la relation de l’être humain avec la nature.
Page 161, je te cite : « De nombreuses « interprétations » de la mécanique quantique, comme celles énumérées au chapitre II, me semblent des efforts pour comprimer les découvertes de la physique fondamentales dans les canons de nos préjugés métaphysiques. Sommes-nous persuadés que le monde est déterministe, que le futur et le passé sont déterminés de manière univoque par l’état actuel du monde ? Alors, nous ajoutons des quantités qui déterminent le passé et le futur, même si elles sont inobservables. La disparition d’une composante d’une superposition quantique nous trouble ? Nous inventons un univers parallèle inobservable, où cette composante ira se cacher. Et ainsi de suite. Je pense que nous devons adapter notre philosophie à notre science, et non l’inverse (sic). »
Ce que tu qualifies comme étant nos préjugés métaphysiques, je le désigne sous le vocable : nos déterminations. Le processus par lequel nous réduisons nos déterminations témoigne du processus existentiel par lequel l’être de la nature se libère de sa gangue originelle naturelle. Ce processus de réduction est le fruit de la cogitation sur les contraintes perceptibles de la nature, cogitation qui finalement éclaire, enrichit et émancipe l’être dans la nature. Chez l’être humain, plus la place de l’être dans la nature se développe, plus la place de l’être de la nature se réduit, c’est un processus inexorable que je ne cesse de préfigurer.
Pour illustrer mon propos je propose de prendre en compte le fait que la sélection et le développement au sein du genre Homo s’est réalisé dans un processus de confrontation, des représentants des différentes familles du genre Homo, à la nature. In fine, Homo sapiens sera la famille qui survivra parce que les réponses techniques que Sapiens est désormais capable de développer lui permettent de s’adapter à des environnements naturels de plus en plus extrêmes. Dès avant le dernier maximum glaciaire qui culmine il y a 21000 ans, des populations humaines ont été capables de prospérer beaucoup plus haut en latitude qu’aucune autre avant elles… On prête à Homo sapiens d’être le vecteur d’innovations techniques avec un penchant certain pour l’anticipation, ce qui lui permet de promouvoir des solutions flexibles en réponse à des besoins aussi immédiats que futurs. Bref, le développement des capacités cérébrales de nos très lointains ancêtres a été l’affaire d’un long cours historique d’une confrontation totale avec la nature à l’échelle dite classique. Nos capacités cérébrales d’inférer se sont développées à cette échelle, nos bases de connaissances, nos méthodes d’analyses des propriétés physiques de la nature, nos schémas intellectuels, bref notre intelligence de la nature est accoutumée à cette échelle et elle est profondément déterminée par les succès de cette pratique. Le passage à l’auscultation, à la compréhension de la nature à l’échelle du monde quantique doit s’apprendre, s’acquérir en levant le voile des déterminations acquises au cours de l’apprentissage précédent. Carlo, tu es un représentant de ceux qui contribuent à ce que le cerveau de l’humanité réelle (sic) développe de nouveaux réseaux neuronaux naturels qui créent de nouvelles déterminations produites par le développement de la pensée quantique. A ce stade, nous devons nous interroger sur la situation qui s’installe présentement visant à concevoir et développer, en prolongement des techniques de l’intelligence artificielle, des réseaux neuronaux artificielles qui au bout du compte par leur exploitation n’obligeraient pas, en tous cas réduiraient la contrainte de l’apprentissage cérébral naturel du cerveau humain. Si c’était le cas, il serait périlleux de renoncer à développer des capacités d’inférences propres à ce nouveau monde qui se présente à nous, celui du monde régi par la mécanique quantique. Ainsi, nous avons encore du chemin à parcourir pour lever la détermination qui nous empêche d’expliquer justement, donc d’intérioriser, cet extra-ordinaire phénomène que nous nommons ‘intrication’. Je suis certain que l’intelligence humaine arrivera à perforer la détermination qui est à la source de l’aveuglement, encore présent, de notre intelligence de ce phénomène. Nous atteindrons l’explication fondamentale du comment et du pourquoi ce phénomène se présente à nos yeux. Et partant, nous comprendrons comment et pourquoi nous sommes impliqués, en tant qu’observateurs, dans la perception de ce phénomène. Une fois que ce palier de connaissance et de compréhension sera conquis, sans aucun doute, un nouvel horizon de questions surgira.
C’est historiquement important et scientifiquement juste de rappeler des éléments du discours de Bohr à Côme (page 163, dans ton livre) : « Alors qu’en physique classique, les interactions entre un objet et l’appareil de mesure peuvent être négligées (ou bien si cela est nécessaire, nous pouvons en tenir compte et les compenser), en physique quantique cette interaction est une partie inséparable du phénomène. C’est pourquoi la description non ambiguë d’un phénomène quantique doit en principe inclure la description de tous les aspects pertinents du dispositif expérimental. »
C’est aussi une belle synthèse de ta part de proposer ta version en remplaçant : ‘cette interaction’ par ‘l’interaction’, ainsi que ‘aspects’ par ‘objets’ : « Alors que nous pensions auparavant que les propriétés de tout objet étaient déterminées même si nous négligions les interactions en cours entre cet objet et les autres, la physique quantique nous montre que l’interaction est inséparable des phénomènes. La description non ambiguë de tout phénomène demande d’inclure tous les objets impliqués dans l’interaction dans laquelle le phénomène se manifeste. »
Après ce constat de nos désaccords, il y a peut-être la perspective d’une convergence de nos points de vue respectifs. En effet, nous sommes parfaitement conscients que notre façon d’appréhender la connaissance en physique se situe dans le prolongement des penseurs du passé et contemporains qui se sont interrogés sur ce sujet. On partage l’idée qu’il y a une continuité entre l’histoire de l’homme et celle de la nature et que le développement de la connaissance de la nature s’inscrit dans l’histoire humaine. Et c’est une histoire active, qui contribue à la dynamique de l’évolution humaine comprenant évidemment l’évolution des capacités cognitives du sujet pensant. Tu rappelles que pour E. Mach : la connaissance est la science de la nature et le processus d’acquisition des connaissances de celle-ci est ouvert, il n’y a donc pas d’acquisitions définitives. Je partage cette conception de notre interaction avec le monde et j’adhère à l’idée que « l’humanité qui connaît n’est pas un sujet transcendant isolé, c’est l’humanité réelle, historique, qui fait partie du monde naturel. »
En apprenant sur la nature, on apprendrait tout autant sur l’évolution des capacités cognitives de l’être humain. Aussi en constatant qu’à l’échelle de l’infiniment petit les phénomènes observés dans la nature sont interprétables si, et seulement si, on admet qu’ils obéissent à des lois discrètes où la discontinuité quantique est la règle, peut vouloir signifier que nos capacités intellectuelles sont infiniment flexibles et ne peuvent être rendus compte par aucun mécanisme arrêté. Toutefois, une signification alternative peut être esquissée, celle-ci étant sérieusement intrusive pour l’être humain, dans la mesure où on peut considérer qu’à l’échelle quantique nous accédons à une correspondance résonnante, une continuité descriptive, entre l’organisation perçue de la nature hors de nous et des modalités fonctionnelles apparemment naturelles qui prévalent en nous et contribuent à la dynamique de l’activité réflexive au moyen de notre cerveau. A voir si nous ne disposerions pas déjà d’un exemple qui corrobore cette hypothèse de correspondance résonnante grâce aux travaux des neuroscientifiques qui sont amenés à déclarer : « On est en droit de considérer que si la formule de Bayes décrypte le monde, celle-ci décrirait tout autant les mécanismes du cerveau. Ceci serait en même temps une sacrée ouverture sur une théorie de la pensée. »
Il se trouve que les articles qui traitent de ce sujet sont de plus en plus fréquents et je cite quelques-uns des plus récents qui accorderaient de la vraisemblance à mes propos ci-dessus : sur le site ‘Phys.org’ : ‘Using renormalization group methods to study how the brain processes information’ 11 May 2022, by Ingrid Fadelli ; soit « Utilisant les méthodes du groupe de renormalisation pour étudier comment le cerveau traite l’information ». Sur le site Techno-Science, 17/06/2022, : « Comment le cerveau apprend-il ? Tout le monde sait que le cerveau humain est extrêmement complexe. Mais comment apprend-il exactement ? Eh bien, la réponse pourrait être beaucoup plus simple qu'on le croit. », en effet : « Une équipe de recherche internationale dont fait partie l'Université de Montréal a réalisé une avancée majeure en simulant avec précision les changements synaptiques dans le néocortex qui sont considérés comme essentiels à l'apprentissage, ouvrant ainsi la voie à une meilleure compréhension du fonctionnement du cerveau. » Le cortex étant la partie la plus ‘récente’ du développement du cerveau qui se serait engagé il y a au moins 2 millions d’années, il est étudié avec une très grande attention par les neuroscientifiques, voir : « L’architecture du cortex pourrait avoir évolué pour réaliser, à très grande vitesse et de façon massivement parallèle, des inférences Bayésiennes. »
La découverte de la mécanique quantique a rencontré, dès ses débuts, une très grande résistance de la part des scientifiques. Cela semble un comportement à contre-courant de l’activité du chercheur-découvreur qui a vocation à mettre en évidence des nouvelles propriétés de la nature. Cette résistance peut s’expliquer parce que les premiers physiciens qui ont été confrontés à cette nouvelle physique provenaient d’une formation scientifique soutenue par une connaissance de la nature étudiée à l’échelle classique. Je propose de garder présent à l’esprit l’hypothèse que le travail de résistance, tel qu’il est décrit par Max Planck lui-même dans cet extrait ci-dessous, soit la marque du caractère intrusif de la science quantique chez l’être humain. Voir ‘Autobiographie Scientifique’ de Planck, page 93 (Flammarion, Champs, année 1960) : « Tandis que l’importance du quantum d’action dans les rapports entre entropie et probabilité se trouvait donc définitivement établie, le rôle joué par cette constante nouvelle dans le déroulement uniformément régulier des processus physiques restait encore une question tout à fait obscure. J’essayai donc immédiatement de rattacher d’une manière quelconque le quantum élémentaire d’action h au cadre de la théorie classique (sic). Mais la constante se révélait encombrante et récalcitrante à chacun de mes essais… L’échec de toutes mes tentatives pour sauter l’obstacle me rendit bientôt évident le rôle fondamental joué par le quantum élémentaire d’action dans la physique atomique, et que son apparition ouvrait une ère nouvelle dans les sciences de la nature. Car elle annonçait l’avènement de quelque chose d’entièrement inattendu et elle était destinée à bouleverser les bases mêmes de la pensée physique, qui depuis la découverte du calcul infinitésimal s’appuyaient sur l’idée que toutes les relations causales sont continues.
Mes vaines tentatives pour ajuster le quantum élémentaire d’action d’une manière ou d’une autre au cadre de la physique classique (sic) se poursuivirent pendant un certain nombre d’années et elles me coutèrent beaucoup d’efforts. De nombreux collègues trouvèrent qu’il y avait là quelque chose qui frisait la tragédie… »
On mesure, grâce à cette autobiographie d’une franche sincérité scientifique de Max Planck, oh combien ! l’acceptation d’un champ inédit de compréhension de propriétés de la nature ne dépend pas uniquement de la lecture d’un résultat mathématique qui soit en accord avec une observation scientifique. Planck ne nous cache pas qu’il développe une résistance intellectuelle tenace à la nouveauté bouleversante pour retrouver le cadre traditionnel dans lequel sa pensée de physicien du monde de la dimension classique, du monde des objets macroscopiques, a toujours évolué. Le quantum d’action indivisible représenté par h met en évidence quelque chose d’invraisemblable, étant donné sa formation de physicien classique. A cette époque le caractère discret de la valeur de l’énergie du rayonnement est invraisemblable et cela constituait effectivement un obstacle pour qu’il puisse prolonger sa pensée de physicien hors du monde macroscopique. Jusqu’au tournant du vingtième siècle on avait observé que la nature n’obéissait qu’à des lois continues. Comme le rappelle S. Haroche dans son livre p.44 : ‘La Lumière révélée’, (2020, édit. O. Jacob), « Nos cerveaux câblés par l’évolution darwinienne pour comprendre intuitivement le monde des objets macroscopiques et pas celui des atomes ou des photons. », rend compte de la raison pour laquelle M. Planck résiste à admettre pleinement le résultat qu’il a pourtant empiriquement mis en relief.
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Le 29/07 sera publié la 3e partie de ce chapitre.