Avec Max Tegmark
Max Tegmark vient de publier un livre très intéressant qui s’intitule : ‘Ma quête pour la Nature Ultime de la Réalité’[1]. Je vais me référer à l’analyse qui en est proposée dans le blog philoscience par J. P. Baquiast le 29/01/2014. D’emblée le titre annonce l’objectif du cosmologue Tegmark, par contre il n’est pas précisé, à ce niveau, que la conception de Tegmark fait référence d’une façon significative à la métaphysique Platonicienne.
Ce livre est intéressant car il met en évidence une fois de plus combien les physiciens ont besoin, toujours, de considérer que d’une façon ou d’une autre il y a un monde extérieur objectif, établi ou préétabli.
Il y a un nombre significatif de convergences entre la conception de Tegmark et celle que je propose dans les articles successifs sur mon blog depuis plusieurs années. Pourtant, nous nous basons respectivement sur des conceptions premières qui sont évidemment clivées. Il m’est arrivé à plusieurs reprises[2]de résumer ma conception par : « C’est au sein d’une Eternité, parmi tous les (univers) possibles, que l’anthrôpos creuse sa connaissance d’un Univers régi par les lois qui correspondent aux déterminations qui nous constituent. »
Dit autrement cela signifie que le scénario ou modèle d’Univers que je préconise représente un bilan de nos capacités de décryptage en tant que sujet pensant, sans qu’il y ait la perspective d’une quelconque limite, et non pas, comme le conçoit la très grande majorité des physiciens, un scénario ou un modèle qui se rapporte toujours en première instance à une réalité effective. Ainsi les cosmologistes qui travaillent sur le scénario du Big-Bang considèrent que celui-ci a eu lieu effectivement il y a 13 milliards 800 millions d’années. Le réalisme de ces physiciens oblige à considérer qu’il faut aussi proposer le mécanisme qui engendre (a engendré) l’objet nouveau de leur découverte tel que le cosmos. Certes avec cette fameuse thèse du Big-Bang on s’assure que notre existence n’est pas banale.
Ce que je pense, c’est que parmi tous les possibles, au sein d’une Eternité, progressivement notre capacité de décryptage de plus en plus affûtée nous permet de saisir des pans entiers de possible parmi tous les possibles. Le problème de l’engendrement et donc de son mécanisme ne se pose pas car cela est. Reprenons ce, cela est : M. Tegmark, avec tous les Platoniciens, affirmerait cela est : mathématiquement préinscrit, assis ; quant à moi j’affirme cela est : vrai, mais c’est une vérité partagée qui s’accorde avec ce qui nous constitue, ce qui fait de nous des sujets pensants, sans que cette vérité puisse être déclarée comme Universelle, à moins de cantonner l’universel à notre propre univers. Cela est vrai, mais ce n’est pas figé dans le marbre car le sujet pensant continue sa conquête de vérités de plus en plus élaborées, de plus en plus étendues.
M. Tegmark propose concrètement 2 concepts: «Le premier est celui du multivers, selon lequel la notion d'univers multiples constitue la seule façon scientifique de se représenter notre univers et sa place dans un environnement cosmologique plus large dont il ferait partie. Le second est celui de l'univers mathématique (voir conception Platonicienne). Tous les univers, dont le nôtre, exprimeraient des structures mathématiques fondamentales en dehors desquelles il n'y aurait pas de réalité profonde. »
« Tegmark s'efforce de démontrer que la réalité n'est pas seulement descriptible en termes mathématiques – ce que personne ne conteste, du moins en principe. Il affirme que la réalité est mathématique et n'est pas autre chose. Encore faut-il s'entendre sur ce que comprend ce terme de réalité. »
« Par ailleurs le tissu même de la réalité physique contient des douzaines de nombres pures à partir desquelles toutes les constantes observées peuvent en principe être calculées. Certaines entités physiques telles que l'espace vide, les particules élémentaires ou la fonction d'onde, semblent purement mathématiques, en ce sens que leurs propriétés intrinsèques sont des propriétés mathématiques. Il en déduit la possibilité de formuler ce qu'il nomme l'Hypothèse d'une Réalité Extérieure physique complètement indépendante des humains. En utilisant une définition assez large des mathématiques, cette première hypothèse en implique une autre, l'Hypothèse de l'Univers mathématique selon laquelle notre monde physique serait une structure mathématique. Ceci signifie que ce monde physique n'est pas seulement descriptible par les mathématiques mais qu'il est mathématique. Les humains seraient dans ce cas des composantes conscientes d'un gigantesque objet mathématique.»
« Tegmark croit pouvoir postuler que les mathématiques de notre univers ne constituent qu'une structure mathématique parmi une infinité d'autres structures concevables, celles correspondant notamment (mais pas exclusivement) aux mathématiques inventées par les mathématiciens théoriciens dans un travail de découverte ou de construction qui ne cesse de s'étendre. Or si notre structure mathématique d'ensemble constitue un univers, le nôtre, pourquoi les autres structures ne correspondraient-elles pas à d'autres univers ? Tegmark peut alors faire l'hypothèse que toutes les structures mathématiques imaginables existent physiquement sous la forme d'univers parallèles, constituant le Multivers évoqué ci-dessus. »
Dans la continuité de physicien théoricien comme R. Penrose, par exemple, M. Tegmark nous propose une version plutôt fidèle de la métaphysique Platonicienne qui fut la référence exclusive du fondateur de la physique moderne, c’est-à-dire Galilée : « La philosophie est écrite dans cet immense livre qui est constamment ouvert sous nos yeux, je veux dire l’univers, mais on ne peut le comprendre si l’on ne s’applique d’abord à en comprendre la langue et à connaître les caractères avec lesquels il est écrit. Il est écrit en langue mathématique et ses caractères sont des triangles, cercles et autres figures de géométrie, sans le moyen desquels il est humainement impossible d’en comprendre un mot. Sans eux, c’est une errance vaine dans un labyrinthe obscur. » On voit donc que la physique moderne se donne pour programme de reconstruire le monde avec les mathématiques pour seul matériau.
« La science moderne correspond au remplissage d’un cadre prédéterminé, où chaque phénomène doit être rapporté à une construction mathématique. » ce qui a comme conséquence avec cette mathématisation de la nature de nous trouver confrontés à la pensée possible d’un monde se passant de la pensée, inaffectée par le fait d’être pensé ou non.
La vérité de l’univers serait indifférente à la réalité de l’homme.
Ce refus de la réalité de l’homme qui s’inclurait dans la vérité scientifique se révèle par exemple dans les distorsions de compréhension, toujours actuelles, de la mécanique quantique. A propos du statut de la fonction d’onde nous avons une belle illustration du refus d’inclure le patrimoine intellectuel de l’observateur générique (générique, avec le sens qui a été proposé par Kant) dont chacun de nous en est le représentant. Alors, à cause de ce refus, c’est au forceps que nous affirmons qu’avant l’observation, le chat est mort et vivant à la fois, le rayonnement électromagnétique est à la fois onde et corpuscule, que le spin de l’électron est à la fois up et down, etc… etc.
Si tout autrement, nous considérons que la fonction d'onde comprend l'ensemble des informations relatives à tous les 'apparaître' potentiels qui sont le fruit de notre patrimoine intellectuel déterminé en tant qu'observateur générique nous n’avons plus à imaginer que l’incompatible devrait coexister. Il est naturel de considérer que c’est la réalité concrète de l'instrument de mesure qui détermine quel apparaître sera effectif. Il y a donc réduction. Si on prend l'exemple de la lumière on ne peut pas oublier que l'interprétation corpusculaire a fait partie de l'histoire des tentatives d'explication possible des phénomènes de la lumière (exemple célèbre et caractéristique : Newton) tout comme l'explication ondulatoire. Voilà ce que j'appelle le patrimoine qui s'est constitué au cours de l'histoire de notre développement cérébral et intellectuel au cours de notre confrontation permanente[3]avec ce que nous offre la Nature immédiate à l'échelle de nos facultés de perception naturelles et à l'échelle classique. Cela n'est pas un problème de Ph. D. comme le dit avec sarcasme J. Bell. Il est aujourd'hui possible d'aller voir expérimentalement si cette explication est pertinente.
Nous ne sommes pas là, dans de la science-fiction car les avancées de plus en plus crédibles de l’imagerie cérébrale autorisent à prendre sérieusement en considération la formation et le développement d’un patrimoine culturel chez l’homme. Voir l’article : ‘Comment les concepts sont-ils codés dans le cerveau ?’ in ‘Pour la Science’ de février 2014.
Le livre de M. Tegmark offre une démonstration supplémentaire de l’extraordinaire nécessité de croire, de la part du physicien, qu’il lit, qu’il comprend, d’une façon ou d’une autre, un monde qui lui est totalement extérieur. Il y a une extraordinaire résistance à penser que cela puisse être autrement.
A part les QBistes (voir article précédent du 11/01/2014) qui le conçoivent mais maladroitement, tous les physiciens qu’ils soient Platoniciens ou non sont convaincus que leur métier consiste à mettre en évidence des lois qui rendent compte des propriétés d’une Nature qui leur est extérieure. Ils sont des lecteurs, des découvreurs, à partir du même belvédère constitué de matériaux qui n’auraient rien en commun avec ceux qui constituent la Nature qu’ils prétendent découvrir. Ils ne peuvent pas concevoir que leurs facultés cérébrales intrinsèques actuelles soient déterminées par l’histoire de l’évolution du sujet pensant, qui est l’histoire perpétuelle de l’obligation d’une émancipation vis-à-vis de cette Nature. Comme j’ai été amené à le proposer à plusieurs occasions[4], la dynamique de la quête du sujet pensant est l’expression de cette oscillation perpétuelle entre l’être de la Nature et l’être dans la Nature.
Le postulat : la Nature du physicien est la Nature qui est hors de ce que nous sommes est de moins en moins crédible mais la croyance est toujours inébranlable. A mes yeux, elle est une croyance qui nous empêche de penser autrement, elle fait obstacle à intégrer la ‘Présence’[5]du sujet pensant en tant que composante inaliénable de la dynamique de notre univers. Cette croyance a peut-être pour but de préserver d’une même humiliation que celle qu’ont vécue les Réalistes lors de l’avènement de la Mécanique Quantique ? Déjà, N. Bohr avait demandé à ces réalistes d’accepter de renoncer aux croyances établies comme immuables pour pouvoir aller de l’avant vers de nouvelles connaissances. On peut affirmer que ce renoncement n’est absolument pas acquis, encore, aujourd’hui.
En intégrant la ‘Présence’, le Big-Bang ne serait pas le début d’un mécanisme de surgissement de notre univers, il serait le témoin, la marque, de l’état actuel de notre capacité de comprendre notre univers, tout autant, dans sa profondeur chronologique et corrélativement spatiale, que dans sa densité phénoménologique. Nous devons considérer que ce fameux Big-Bang a joué son rôle dans la mesure où il a servi à ce que notre pensée ait pu se poser sur une origine pour à partir de là penser à un essor de notre univers. Mais maintenant qu’il véhicule autant d’apories, c’est le signe que nous devons considérer qu’il est un artefact qui n’est donc plus utile. Comme il m’est arrivé souvent de le dire toutes les cosmogonies, dans l’histoire de l’humanité, se sont appuyées sur une origine. Soyons donc humble et considérons que nous sommes partie prenante de cette histoire et nous ne devons pas croire que nous avons atteint le Graal de l’Origine. Sinon, adieu : la spiritualité, la métaphysique, la philosophie, la science, et donc le destin de la pensée de l’Homme, sera sa pétrification.
Je propose de mettre en exergue une proposition déjà citée ci-dessus de M. Tegmark : « Or si notre structure mathématique d'ensemble constitue un univers, le nôtre, pourquoi les autres structures ne correspondraient-elles pas à d'autres univers ? Tegmark peut alors faire l'hypothèse que toutes les structures mathématiques imaginables existent physiquement sous la forme d'univers parallèles, constituant le Multivers évoqué ci-dessus. » De son point de vue de Platonicien, Tegmark conçoit d’autres univers possibles, sans limites. Pour lui, ils sont parallèles, pour moi le sujet pensant les intègrera, ils seront le fruit de nouvelles conquêtes de nos capacités intellectuelles toujours en devenir. Bref, ils ne sont pas définitivement parallèles, nous les rencontrerons, ils feront partie du processus de l’extension de notre univers. Il faut ouvrir la perspective d’un cosmos plus étendu. Et comme le suggère à nouveau Tegmark : « L’inflation éternelle (sic) créerait des espaces ou univers s’éloignant du nôtre à des vitesses supérieures à celles de la lumière (sic). » Cela ne me surprend pas que nous commencions à concevoir : que la vitesse de la lumière ne soit pas une limite de vitesse absolue. M. Tegmark prend la précaution de dire : « Ils seraient donc radicalement inobservables, mais n’en seraient pas moins aussi réels que le nôtre. Leurs lois fondamentales pourraient être différentes des nôtres. » Même ceux-là, je considère que nous les intègreront. Ils finiront par faire partie du champ concret de notre conception intellectuelle. Cela veut dire que nous dépasserons à terme cette horizon de vitesse de la lumière : constante universelle, parce que nous aurons compris pourquoi, cet horizon considéré comme indépassable s’impose actuellement ainsi, en quoi il correspond à notre détermination humaine actuelle. Ce sera une étape décisive que de nous émanciper de cette contrainte, peut-être que le chemin de cette émancipation sera de dépasser tout simplement la notion de vitesse, comme moyen de rendre compte de certaines propriétés significatives de la nature. D’autres vérités de l’univers pourront être révélées au moyen de nouvelles grandeurs. Raisonnablement, il est permis de penser que nous ne sommes pas loin de franchir ce cap.
[1]Ce livre est actuellement disponible uniquement en anglais.
[2] Voir l’article publié le 2/11/2012 : Un Monde en ‘Présence’
[3]Développement qui se serait peut-être significativement engagé, il y a 1.75 million d’années avec Homo ergaster. Voir mon article du 10/10/2013
[4] Voir article du 02/11/2012 : ‘un Monde en ’Présence’ et celui du 01/01/2013 ‘un Monde en ‘Présence’ II’
[5] Article précédent du 11/01/2014.