Bouts de chemin.
J’ai choisi ce titre parce qu’avec trois exemples je vais montrer qu’il peut arriver de partager le point de vue de physiciens sur un sujet spécifique alors que sur tout le reste on peut être en complet désaccord. En fait l’accord s’établit sur le constat que nous pouvons cheminer vers des thèses et des conclusions qui sont localement convergentes, alors qu’elles sont le produit de préalables métaphysiques et conceptuels totalement éloignés et motivées par des objectifs assurément divergents.
Ces trois exemples sont illustrés par des rencontres avec les positions de Max Tegmark qui sont exprimées dans une interview dans ‘La Recherche’ de juillet-aout 2014 : « La Réalité n’existe pas », ensuite avec Lee Smolin dont son livre « La Renaissance du Temps » vient d’être publié en français chez Dunod, enfin avec Jean-François Robredo (philosophe et historien des sciences) qui vient de publier un livre : « Le Big Bang est-il un Mythe ? » au puf.
En ce qui concerne Max Tegmark, en premier lieu je me réfère à l’article du 17/02/2014 : ‘Avec Max Tegmark’ parce que je mettais en exergue la convergence entre ma conviction : ‘Au sein d’une Eternité parmi tous les possibles, l’anthrôpos creuse sa connaissance…’ et celle de Tegmark qui croit pouvoir postuler : « que les mathématiques de notre univers ne constituent qu’une structure mathématique parmi une infinité d’autres structures concevables… »
Dans l’article de la Recherche, qui a un titre résolument affirmatif : « L’essence du monde est mathématique. », on lui pose la question : « Vous considérez, comme mathématicien platonicien, que les concepts mathématiques existent indépendamment de tout acte conscient ? » et il répond : « Je suis même un platonicien extrême puisque je pousse l’idée bien plus loin que beaucoup d’autres : je pense que non seulement les structures mathématiques existent réellement, mais qu’elles sont l’unique réalité. » Selon M. Tegmark les mathématiques sont là comme d’ailleurs R. Penrose l’a souvent affirmé. Les mathématiques sont là, bien plus que l’être humain dont sa conscience sera mise en équation au même titre que notre Univers est un objet mathématique. « Certes, il reste énormément de choses que les équations n’expliquent pas encore, la conscience par exemple. Mais je pense que nous y arriverons, nous sommes juste limités par notre imagination et notre créativité (sic). »
Assurément, il faut comprendre que si la conscience humaine peut être mathématisée cela veut dire que l’être humain n’a pas de conscience. A priori, pour des scientifiques comme Tegmark, ce que nous appelons communément conscience, se réduit à un ensemble d’algorithmes, certes sophistiqué et puissant mais qui pourra être transposé sur/chez des êtres artificiels. En résumé, pour Tegmark, l’être humain n’est pas plus que les automates que nous serons dans un avenir envisageable en mesure de concevoir. On retrouve cette extraordinaire ambivalence chez les platoniciens contemporains : la réalité mathématique est de l’ordre du divin par contre l’être humain est réductible à une conception physicaliste. Je n’interprète pas d’une façon abusive, il suffit de lire la citation suivante pour entendre le degré de conviction de Tegmark : « La force des mathématiques tient d’ailleurs au fait qu’elles n’ont aucune inhibition (sic). L’étrangeté (sic) ne les arrête pas. » Ici, il est dit que les mathématiques se meuvent par elles-mêmes avec leur propre force et sans inhibition.
La très grande majorité des platoniciens qu’ils soient mathématiciens ou physiciens affirme que les nombres et les mathématiques sont là, dans la Nature, et il suffit d’avoir de l’attention pour accéder à l’alphabet de ce qui préexiste dans cette Nature. Cette croyance n’est pas banale car cela revient à amputer ‘l’être pensant’ de la faculté de fonder, d’une façon autonome, sur la base de ses propres capacités et de ses propres besoins, le socle de son propre là, notamment spatial et temporel c’est-à-dire ce qui contribue à la fondation du socle de la conscience de sa ‘Présence’ dans le Monde[1]. La connaissance et le développement des mathématiques ne résultent pas d’une production de l’intelligence humaine. Dans ce domaine l’intelligence humaine est neutralisée.
Pour les platoniciens, la croyance de la toute-puissance des mathématiques par elles-mêmes – malgré la validité du théorème de Gödel toujours confirmée depuis 1931 et encore récemment consolidée – conduit à considérer que l’être humain n’est pas un acteur, il est considéré comme un être passif privé de tout ressort existentiel qui animerait et projetterait sa volonté toujours en mouvement de conquérir de la compréhension sur le pourquoi et le comment de son existence ainsi que sur le pourquoi et le comment des forces dont elle dépend.
Malgré le fait que j’ai pu écrire un article ‘Avec Max Tegmark’, donc considérer qu’il était souhaitable de faire un bout de chemin théorique avec lui, fondamentalement, il m’est impossible de partager sa métaphysique platonicienne. D’ailleurs, pour s’en convaincre, il suffit de reprendre le contenu de mon précédent article du 03/07 et de le comparer avec cette dernière citation de l’impétrant : « Et l’espace lui-même n’a finalement d’autres propriétés que ses propriétés mathématiques.»
Maintenant, je propose d’évaluer quel est ce bout de chemin parcouru en commun avec Lee Smolin. Il est approprié de se référer à l’article que j’ai écrit le 02/05/2013 : ‘Bienvenu au ‘Moment Présent’ de Lee Smolin’. A priori le chemin parcouru en commun est très court car son but est de montrer qu’il faut considérer le temps comme réel, donné dans la nature. Toutefois la lecture de son livre qui vient de sortir réserve quelques surprises. Celui-ci a comme sous-titre : ‘Pour en finir avec la crise de la physique’ et c’est effectivement une analyse de cette crise la plus exhaustive qui motive la démarche intellectuelle de l’auteur. Je cite dans le prologue : « L’objectif de ce livre est de suggérer qu’il existe une autre voie (théorie). Nous avons besoin de faire une coupure radicale et de nous mettre en quête d’un nouveau genre de théorie qui pourra être appliqué à la totalité de l’univers – une théorie qui déjouera les confusions et les paradoxes, répondra aux questions sans réponse, et produira de véritables prédictions physiques pour les observations en cosmologie. Je ne possède pas une telle théorie, mais ce que je peux offrir est un ensemble de principes pouvant guider notre quête pour la prouver. Ils sont présentés au chapitre 10. »
Au chapitre 10, il évoque la thèse qu’en fait toutes les lois dans la Nature sont possibles mais il se trouve que celles qui prévalent pour rendre compte de l’Univers sont le fruit d’une évolution et s’il y a évolution, il y a la preuve de la réalité du Temps. « Si, en revanche, le temps est bien réel, alors rien, pas même les lois ne dure pour toujours. »
En s’appuyant sur la philosophie de Charles Sanders Peirce, (Philosophe et Logicien, 1839-1914), L. Smolin amorce son raisonnement en retenant de la part du philosophe américain l’idée principale suivante : « Supposer que les lois universelles de la nature puissent être appréhendées par l’esprit et cependant ne disposer d’aucune explication pour leur forme, autre qu’inexplicable et irrationnelle, est une position difficile à justifier. », « La seule manière possible de rendre compte des lois de la nature et de l’uniformité en général est de supposer qu’elles sont le fruit de l’évolution. »
A partir de ces considérations l’objectif de L. Smolin est d’étayer une réponse vis-à-vis du questionnement suivant : « Pourquoi un objet – ici, l’univers – possède une propriété particulière : plus précisément, par exemple, que les particules élémentaires et les forces interagissent via des processus décrits par le modèle standard de la physique des particules. Le problème est un défi, parce que nous savons que le modèle standard, avec ses paramètres particuliers, est juste une possibilité parmi un énorme nombre de choix (sic) pour les lois de la nature. Alors comment expliquons-nous pourquoi une entité ait une propriété particulière parmi un vaste ensemble d’alternatives ? »
Nous retrouvons une convergence intéressante avec ma thèse : « Au sein d’une éternité, parmi tous les possibles, l’anthrôpos creuse… », sauf que l’objectif de L. Smolin avec la caution de Ch. Peirce est d’éradiquer tous les possibles autres que ce qui est connu. Pour moi, tous les possibles dans le Monde sont là. Au stade présent de l’évolution de nos capacités cognitives, ce que nous avons réussi à décrypter jusqu’à présent fait partie de ces possibles qui appartiennent à une somme qui n’a pas de limites. Cette somme nous offre comme horizon l’Eternité. Le sujet pensant puise la dynamique de son existence dans sa volonté intellectuelle toujours renouvelée de conquérir la connaissance de tous les autres possibles.
Le projet réaliste de L. Smolin est d’expliquer les propriétés de notre propre univers tel que nous l’avons dorénavant identifié. « Dans une cosmologie scientifique, le postulat d’univers parallèles, univers qui seraient causalement déconnectés du nôtre, ne peut en rien nous aider à expliquer les propriétés de notre propre univers. Nous concluons pour avoir une théorie scientifique de cosmologie qui peut produire des prédictions falsifiables il faut que les lois évoluent avec le temps.» Cela est dit et répété, p. 131 : «Ici, les lois de la nature évoluent, impliquant que le temps est réel. », ou encore, p.132 : «La physique doit abandonner l’idée que les lois sont intemporelles et éternelles et adopter à la place l’idée qu’elles évoluent dans un temps qui est réel. »
Une fois que Smolin a planté le décor de sa conviction fondamentale à propos du Temps, il consacre tous les autres chapitres de son livre à mettre en évidence, avec sa loupe, des indices, des traces, qui pourraient consolider et valider sa conviction. Je vous laisse le soin de construire votre propre jugement en lisant ce livre. La dernière fois qu’une telle tentative significative fut entreprise d’élucider ‘La Nature de l’Espace et du Temps’, ce sont S. Hawking et R. Penrose qui dans un livre commun en 1997 opposèrent leurs convictions et leurs compréhensions de la nature des lois physiques. Ce fut au bout du compte un échec à l’égard du projet annoncé.
Maintenant, je vous conseille de lire le petit livre de Jean-François Robredo (philosophe et historien des sciences) qui a pour titre : ‘Le Big Bang, est-il un mythe ?’. Plusieurs fois dans mes cours cette interrogation a été formulée avec, de ma part, une réponse affirmative qui suivait, en précisant que c’était une étape nécessaire de l’évolution de la connaissance scientifique du sujet pensant mais qu’on était au bord de pouvoir scientifiquement dépasser ce genre d’assertion.
La quatrième de couverture précise : « Parler des origines, c’est se raconter des histoires. L’humanité a toujours eu besoin de mythes fondateurs, de secrets révélés, de récits merveilleux. Depuis l’avènement de la science moderne, les scientifiques sont accusés de « désenchanter le monde » : il n’y aurait plus de genèse à transmettre, mais des phénomènes à comprendre. Pourtant, au XXe siècle est né le big bang. Pour certains, il s’agit d’une description objective des origines de l’Univers. Pour d’autres, le mythe est d’autant plus efficace qu’il se présente comme le dépassement de la mythologie… Atomes, lumière, galaxies : sommes-nous des enfants des étoiles ou les héros d’un récit que l’humanité se raconte à elle-même ? Nos grands scientifiques sont-ils des génies ou des poètes inspirés ? Sans oublier ce que cela implique dans les relations, toujours conflictuelles, entre vérités scientifiques et révélations religieuses. »
P. 44-45, selon l’auteur, d’un point de vue philosophique, l’hypothèse du big bang ne peut pas être classée dans la catégorie propre aux mythes car par définition les philosophes réservent cette catégorie « aux mythes (même les plus succincts, déficients, voire quasi irrationnels…) qui proposent toujours une explication rationnelle complète, globale, parfaite, « métaphysique ». Le big bang est donc « moins qu’un mythe » du point de vue de la perfection, de la raison et du sens. Cette incomplétude et cette imperfection (le big bang explique tout sauf lui-même) essentielles sont donc des arguments qui signalent les différences de forme entre le mythe et la cosmologie scientifique. »
Si on s’écarte du point de vue des philosophes, on peut qualifier l’hypothèse du big bang de mythique, en prenant comme référence la définition banale suivante : construction de l’esprit qui ne repose pas sur un fond de réalité. Le mythe du big bang, s’impose encore aujourd’hui pour combler le manque d’explication d’un point de vue scientifique de ce que seraient les premiers instants de Notre univers primordial. Confrontés à cette lacune, les cosmologistes ont, par défaut, émis l’hypothèse du big bang dans leur grande majorité (qui commence sérieusement à s’effriter depuis quelques années). Ils ont éprouvé le besoin et l’intérêt de poser leur pensée sur cette ‘origine’ provisoire. Je dirais que ceci est profondément humain car si on fait référence à l’histoire de la pensée humaine on rencontre ces étapes où on s’appuie sur la nécessité d’une origine qui provisoirement s’impose jusqu’à ce qu’à nouveau une pensée rénovée, puisse se redéployer vers de nouveaux horizons, et qui concomitamment rend obsolète l’origine opportune qui a contribué à ce redéploiement. De mon point de vue le big bang constitue le symptôme des limites de nos capacités actuelles de décrypter les propriétés dans la Nature plutôt que l’origine significative de l’avènement de Notre univers.
Effectivement, nous sommes dans une phase où il est nécessaire de mettre en relief le ou les nouveaux paradigmes scientifiques qui permettront ce redéploiement qui finira par s’imposer. Peut-être qu’avant tout il faut cesser de considérer l’Univers comme un Tout ! J’ai lu avec plaisir quelques pages de Robredo, (j’ai ainsi une preuve supplémentaire qu’il est utile de se ressourcer et de réfléchir auprès d’autres penseurs qu’uniquement des scientifiques), quand il cite (p. 63) d’Alembert : « La cosmologie est la science du Monde ou de l’Univers en tant que {…} tout gouverné par une intelligence suprême et dont les ressorts sont combinés, mis en jeu et modifiés par cette intelligence. » Comment d’Alembert – s’étonne Robredo – non croyant, pourfendeur du finalisme dans la nature, peut-il réintroduire Dieu et la finalité quand il parle de l’Univers ? C’est que l’Univers, quand on le voit (même scientifiquement !) comme un Tout, impose semble-t-il l’idée d’un créateur, d’une volonté suprême, c’est-à-dire du sens. Selon l’auteur, David Hume aurait connu le même tremblement après avoir critiqué toutes les raisons de croire en l’existence en Dieu, « il finit par admettre que devant la cohérence et l’apparente sympathie de toutes les parties de ce monde » il faut concéder qu’il y a « un principe d’ordre originel ». Ainsi, on ne manquera jamais de tomber dans ce travers qui obture le questionnement scientifique quand on croira avoir accédé à la connaissance de tous les possibles, quand on croira connaître définitivement l’Univers dans sa totalité, quand on croira que l’on comprend l’ordre qui le constitue, et que l’on sera convaincu que l’on a accédé au sens qui justifie son existence.
P.64 : « Or, le sens de l’Univers ne peut être donné que de l’extérieur. Donc, poser l’interrogation : « l’Univers a-t-il un sens ? » revient à se demander si quelque chose d’extérieur à l’Univers existe, c’est-à-dire en fait poser la question : « Dieu existe-t-il ? » L’univers, le Tout, le Cosmos, le Sens, Dieu : toutes ces notions sont donc souterrainement synonymes, et penser l’une, c’est introduire les autres sans en prendre nécessairement conscience.
[1] Martin Heidegger, certainement le plus grand philosophe de l’Être du 20e siècle, a conçu, pour rendre compte de sa philosophie, le concept du Dasein : L’Être-là, et a toujours étroitement associé dans sa conception philosophique l’Être et le Temps. Son ouvrage le plus célèbre a pour titre ‘Sein und Zeit’. Citer M. Heidegger, m’oblige à rappeler qu’il fut un adhérent ouvert aux thèses nazies et qu’il fut en conséquence un membre actif de ce parti.