Comment nous sommes devenus avec/dans le langage ?
L’envie d’évoquer cette odyssée résulte de la lecture de l’article suivant « Le langage et la conception d’outils ont-ils évolué ensemble ? » (In Futura-Sciences le 05/09/2013. Article original de Natalie Uomini et Georges Meyer in ‘Plos One’.) Il apparaît dans cet article qu’il y aurait une concomitance sérieusement probable entre le début du développement du langage et la capacité à travailler le silex pour fabriquer des outils. Cela remonte à peu près à 1,75 million d’années et à cette époque de l’évolution vers l’Homo sapiens, l’Homo ergaster était le pilier de celle-ci, soit notre ancêtre.
Ce sujet est délicat car il est bien connu, à force de tentatives, qu’il est quasiment impossible de nous approprier une compréhension stable de ce que nous sommes en tant qu’être humain. Pouvons-nous penser ce que nous avons été avant que nous soyons ce que nous sommes, c’est-à-dire un être de langage, un être de pensée ? N’oublions pas que les philosophes du langage à la fin du 19e siècle ont considéré que leur discipline pouvait progresser seulement s’ils renonçaient collectivement à essayer de penser l’homme avant le langage. A partir de ce renoncement la linguistique (étude du langage établi) a pu prendre son essor.
Si cela est ainsi, si c’est grâce à l’intercession de la nature que l’Homo ergaster s’est engagé dans la voie extraordinaire de l’être de langage, cela peut être considéré comme une humiliation de plus comme celle que Darwin nous a infligé avec sa découverte de l’évolution, suivie par celle de Freud avec sa découverte de l’inconscient. La faculté de langage ne serait donc pas une faculté intrinsèque qui nous aurait caractérisé tout au long de la longue marche de l’humanité (entamée il y aurait à peu près 12 millions d’années) mais un surgissement d’une réelle et âpre confrontation entre ce qu’est la nature et une action sur celle-ci pour en tirer un avantage. Selon l’article cité, nous serions donc à même de dater les prémisses de l’émancipation de l’être de la nature qui commence à se construire en un être dans la nature.
Ce serait donc par un contact physique avec la matière de la nature immédiate que ce seraient installées les premières bribes de la faculté de langage qui a fait que, parmi tous les êtres vivants, l’être humain s’est progressivement différencié pour devenir ce qu’il est aujourd’hui. S’il en est ainsi, si les premières étincelles de la faculté de pensée résultent de ce frottement avec la nature immédiate, pouvons-nous continuer de sous-estimer cette détermination profonde de notre capacité de langage et continuer de considérer que nous serions à même de penser l’universel, allégés que nous serions de toutes contingences en tant que sujet pensant ?
La coévolution des deux aptitudes proposée par N. Uomini et G. Meyer est à mes yeux pertinente car le processus intellectuel visant à façonner le silex dans un but déterminé met en jeu une faculté de projection, d’anticipation, comme lorsqu’il s’agit de concevoir, façonner, le mot qui convient pour exprimer une volonté, une pensée, aussi élémentaires qu’elles puissent être. Projeter implique de penser aussi l’existence d’un temps au-delà de l’immédiateté de l’instant présent. C’est une des raisons qui m’a conduit à toujours proposer la concomitance : langage – pensée – flux du temps, et à mes yeux cette concomitance constitue un propre de l’homme.
Homo ergaster aurait donc été celui qui aurait commencé à mettre en œuvre une aptitude à différencier ce qui est de l’ordre de la nature et de l’ordre d’une pensée volontaire qui ausculte, comprend, et agit pour transformer cette nature. Il aurait été celui qui aurait commencé à établir un rapport distancié avec la nature. C’est la faculté de langage naissante qui aurait été le moyen primordial de cette mise à distance. En ce sens Homo ergaster est l’ancêtre des physiciens, dans le sens où il est l’ancêtre d’un état d’esprit, d’une esthétique, qui est propre à ceux qui ont pour ambition d’établir un rapport intelligible avec ce qui est de l’ordre de la ‘Nature’. En même temps on mesure que l’être humain n’est que par la distance intelligible qu’il a réussi à établir avec ce qui lui apparaît faisant partie d’une nature extérieure, absolue, irréductible, sans pour autant s’en émanciper définitivement. Si on se réfère à l’aphorisme d’Héraclite «La Nature aime à se voiler», il faudrait donc l’entendre comme le fait que l’être humain ne pourra jamais lever l’ultime voile de la nature qui se présenterait à lui car ce voile est celui du terreau de l’origine et de la conscience de sa propre existence. Aussi nous ne devrions jamais être étonnés que le décryptage de la nature soit toujours lié à celui d’une occultation, d’une dissimulation, nouvelle qui surgit. La théorie du ‘Tout’, n’est pas pour demain et tant mieux ! Si on répertorie les grandes énigmes de la physique aujourd’hui on constate que le voile est très opaque car nous serions (sommes) conduits à considérer à ne connaître que 4,8% de ce qui compose notre univers.
S’il se trouve corroboré qu’effectivement l’ancêtre de l’être humain s’est engagé sur la voie de la spécificité humaine par l’intermédiaire d’une confrontation exceptionnelle avec la nature alors la hiérarchie établie par Descartes avec son arbre de la connaissance où le tronc de celui-ci représenterait la connaissance en physique et les autres connaissances en seraient les branches, ne serait pas uniquement une conception datée de la sortie du moyen-âge en Europe, conception archaïque de la genèse de la connaissance par l’humain, mais serait plutôt la preuve d’un réalisme et d’une très grande perspicacité intellectuelle à propos de l’origine et du développement de l’humain.
Si c’est dans un rapport intime avec la nature immédiate que l’être humain premier a pris l’envol de ce qui constitue la spécificité de l’humain parmi les « existants », est-ce qu’il est assuré que nous puissions avoir accès à l’universel, est-ce que notre capacité de pensée déterminée à son origine par la nature immédiate, que reconnaît l’Homo ergaster, nous autorise de considérer qu’à partir de là nous sommes à même de penser l’universel, penser la nature dans sa totalité ?
Ce prétendu aboutissement a plusieurs fois été annoncé comme imminent, citons le célèbre apologue de Pierre-Simon Laplace (1749-1827) : « Nous devons donc envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’Analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle et l’avenir, comme le passé serait présent à ses yeux. » On retrouve encore cette superbe assurance, chez William Thomson, alias Lord Kelvin (1824-1907), qui était largement partagée par l’élite de la communauté scientifique Européenne, moyennant quelques détails à régler : « La science physique forme aujourd’hui, pour l’essentiel, un ensemble parfaitement harmonieux, un ensemble pratiquement achevé. » Nous avons là, deux exemples de cette prétention à la pensée universelle qui aurait rassemblé, une bonne fois pour toutes, tout ce qui est connaissable.
Récemment j’ai écouté une émission qui indiquait que les peuples de la forêt avaient un vocabulaire extrêmement riche pour rendre compte de la multitude de ce qui compose la forêt. Vocabulaire qui n’a pas d’équivalent avec le nôtre car nous n’avons pas ce type de contact ni de préoccupations. Nous ne pouvons pas penser la diversité du monde végétal et animal de ces forêts tropicales car nous n’avons ni l’expérience, ni la sensibilité.
Nous ne devrions pas exclure qu’après tout, à notre échelle, selon notre histoire, nous soyons, comme l’homme des forêts tropicales, des experts de notre monde mais actuellement ignorant de ce qui englobe notre monde, l’enveloppe, voir l’interpénètre. Il m’est arrivé plusieurs fois d’écrire dans les précédents articles : ‘Au sein d’une éternité, parmi tous les possibles, le sujet pensant creuse sans fin la compréhension de son univers correspondant à ses capacités de décryptage’. Ce que je veux exprimer, c’est que le monde ne se réduit pas à ce que nous désignons actuellement par l’univers qui est en fait que notre univers. Cet univers que nous sommes à même de décrypter par ce que nous avons recensé comme connaissances tout autant par ce que nous avons recensé comme ignorances. Je propose de considérer qu’il y a d’autres (univers) possibles et la somme (infini) de ces possibles constitue ce que nous pouvons appeler une Eternité.
J’ose penser que nous sommes peut-être dans la même situation que l’homme des forêts tropicales et nous sommes contraints par notre intelligence, déterminée, spécialisée, qui a pris son essor avec les premières aptitudes qui ont singularisé Homo ergaster parmi les hominidés. Concrètement notre monde de connaissances physiques est celui conçu à partir de ce que j’appelle la nature immédiate cette nature qui a offert sa résistance à Homo ergaster. Nous en connaissons en partie sa matière qui lui est constitutive, nous en connaissons sa lumière nous en connaissons en grande partie ses lois. Cette lumière est celle qui nous a forgés. Aucun élément qui nous constitue n’a pu être forgé sans la contribution de la lumière. Dans notre vie biologique la lumière est essentielle. Notre repérage temporel a été conçu sur la base du jeu de la lumière et de la non-lumière. On sait maintenant que certaines fonctions de notre cerveau sont dépendantes de la lumière et que notre vie psychique en est aussi dépendante. Nous sommes profondément dépendants de la lumière de notre univers au point que nous en sommes à considérer qu’elle constitue un horizon non seulement physique indépassable mais aussi un horizon conceptuel et intellectuelle indépassable. C’est pour cette raison que je parle de notre univers car effectivement il est, et pour cause, celui qui nous est accessible et décryptable.
On peut penser que je vais trop vite en besogne et reconnaître que la lumière est la source d’énergie fondamentale à tout ce qui constitue le monde végétal et animal, n’autorise pas pour autant à franchir le Rubicond et affirmer que nous sommes intellectuellement aveuglés par cette lumière (voir mon article du 31/07/2013 : Être de lumière et intelligence des lumières). On peut même considérer que mon point de vue est réducteur, absurde, car l’être humain pourrait être défini comme l’être vivant qui ne subit pas ce qui est de l’ordre de la nature mais le transcende, le met à distance de son être afin de se l’approprier et de pouvoir mener une action sur… Il en est ainsi de la lumière qui est donc depuis des siècles un sujet d’étude qui a abouti à sa maîtrise, à sa manipulation, et à des applications dans de multiples domaines. En grande partie la connaissance de l’univers actuel est acquise par les moyens de la lumière qui en est émise en son sein et pour laquelle nous avons une capacité de détection et de décryptage remarquable,. Notre œil est naturellement sensible à la lumière (naturelle) sur un domaine de longueur d’onde extrêmement étroit : quelques microns. Pour la détecter, au-delà (plus chaud) et en deçà (plus froid), l’Homo sapiens a mis en œuvre sa faculté à fabriquer des outils qui assurent le prolongement de son pouvoir d’observation de la nature en construisant des instruments de plus en plus perçants. Ces instruments sont tout aussi bien dans l’espace que sur la terre et les résultats déjà obtenus sont prodigieux et les perspectives fabuleuses. Mais voilà, c’est toujours la ‘même’ lumière qui est détectable, celle qui se déplace à la vitesse C, c’est le paramètre de la longueur d’onde qui établit les catégories infrarouges, submillimétrique, micro-ondes, etc., (plus froid) et ultraviolet, rayon X, rayon gamma, etc., (plus chaud). On comprend mieux aujourd’hui que cette lumière est étroitement imbriquée avec la matière qui nous est commune : « La lumière et la matière sont les deux faces d’une même réalité. » (S. Haroche). Je considère que l’égalité : E=mc2, est la marque de cette imbrication. Je fais l’hypothèse que cette célèbre égalité ne vaut pas pour la matière noire ni probablement pas pour les neutrinos. Nous devons avoir la disponibilité intellectuelle pour chercher à spécifier d’autre(s) lumière(s) et d’autre(s) matière(s) par des lois différentes dans d’autres univers même celui ou ceux qui s’imbriquent avec le nôtre. Leurs natures seraient différentes, par contre la conception de S. Haroche (les deux faces d’une même réalité) pourrait constituer une valeur qui transcende notre propre univers et constituer un paradigme pertinent pour scruter au-delà de ce que nous croyons connaître aujourd’hui.
Lisa Randall (Université de Harvard) met en avant la thèse d’un univers à face noire. Celui-ci comprendrait évidemment de la matière noire, une force noire, un photon noir, etc., etc. En fait elle est conduite à proposer ce qui serait le symétrique noir de notre univers observable. Cela montre que la prégnance de la représentation de notre univers est extrêmement forte. Nous devons être bien plus ouverts, bien plus réceptifs, et avant de projeter des critères qui ne seraient que de simples copies, auscultons sans a priori ce qui pourraient constituer des signaux avant-coureurs d’autres univers, d’autres possibles. Ainsi, suite aux résultats extrêmement précis fournis par Planck, prenons en compte ce qui est pointé par Alan Stonebraker de la ‘Collaboration Planck’ (ESA) : « L’asymétrie détectée dans les fluctuations de température du rayonnement fossile concerne globalement deux hémisphères que l’on distingue à l’aide d’une sorte de ‘S’. On connaissait son existence dans les données de WMAP, et l’on avait déjà tenté de l’expliquer avec une classe particulière de théorie de l’inflation. Les observations de Planck confirment son existence. Elles permettent aussi d’y voir une signature possible de la théorie de l’inflation éternelle, dans un multivers où le nôtre n’est qu’une infime région en expansion. »
Pour engager le 3e volet de l’article, je prends en compte la réflexion de B. Latour (sociologue des sciences) : « On assiste à la fin de l’idée de nature. A l’époque de l’anthropocène, la nature n’est plus une catégorie distincte des humains. » Article du Monde du 22 /09/2013. J’ai rarement été intéressé par la production de B. Latour mais ici, je considère, bien volontiers, que sa remarque est pertinente. Le terme anthropocène désigne le fait que nous serions entrés depuis la fin du XVIIIe siècle dans une période où l’influence de l’homme sur le système terrestre serait devenue prédominante. Ce terme indique aussi par un effet boomerang que l’être humain est dépendant de cette nature qui connaît des transformations et que l’autonomie voire l’autonomisation de l’homme vis-à-vis de cette nature est un leurre. L’état de ‘pur esprit’ ne peut pas être de notre monde. Nous ne pouvons plus désirer comme Descartes le préconisait à l’humanité entière que nous devions nous rendre maîtres et possesseurs de la nature et que la science avait vocation à favoriser cet objectif. L’évolution contemporaine des sciences anthropologiques, éthologiques, ethnologiques, mettent en évidence que le clivage traditionnel et commode entre culture et nature n’est ni évident ni net comme nous avions l’habitude de le penser. Voir les travaux de Philippe Descola, Professeur au collège de France et auteur, entre autres, de ‘Par-delà nature et culture’. Comme l’écrit Ph. Descola : « La cosmologie moderne est devenue une formule parmi d’autres. Car chaque mode d’identification autorise des configurations singulières qui redistribuent les existants dans des collectifs aux frontières bien différentes de celles que les sciences humaines nous ont rendues familières. Nous assistons à une recomposition radicale de ces sciences et à un réaménagement de leur domaine afin d’y inclure bien plus que l’homme, tous ces « corps associés » trop longtemps relégués dans une fonction d’entourage. » Il ressort que l’être humain ne peut embrasser toute la nature comme si elle lui était tout extérieur, cela ne se peut, car tout simplement il en est une émanation. On peut donc retrouver de la curiosité et de l’intérêt vis-à-vis du fragment cité d’Héraclite : la nature aime à se voiler. Comme je l’ai souvent indiqué : l’être humain, le sujet pensant, est un être dans la nature, certes, mais il est aussi et toujours un être de la nature (qui génère ce voile ultime). Cet être de la nature n’est pas un être résiduel, neutralisé, pacifié, tapis dans l’intériorité humaine, non, il tient sa place. Comme je l’ai proposé dans mon cours ‘Faire de la physique avec ou sans ‘Présence’’, dès 2007 : « La compatibilité de l’être de la nature et de l’être dans la nature caractérise l’être humain. » Cette compatibilité est sans cesse oscillante, elle n’est pas établie une bonne fois pour toutes, elle est la source du temps propre du sujet τs, qui serait peut-être de l’ordre de 10-25s ou moins, ce temps propre est la durée du tic-tac primordial qui scande le temps fondé par le sujet pensant. Il est une durée insécable qualitative, un existential, et constitue aussi le point aveugle de l’intelligence humaine.
Il semblerait qu’Alain Connes attribue à l’aléa du quantique le tic-tac de l’horloge divine (sic), ainsi au lieu de plonger les événements quantiques dans un temps externe, il propose que le temps soit une réalité ‘dérivée’. A suivre ??? Il faudrait qu’il soit moins allusif.
Newton a pu valider la notion très abstraite de ‘force’ à l’âge de 16 ans quand le jour de la mort de Cromwell, il y avait une grosse tempête qui traversait l’Angleterre. Pour évaluer la force du vent, le jeune Newton fit des sauts d’abord dans le sens du vent, puis dans le sens contraire. En comparant les longueurs de ses sauts avec celles qu’il obtenait les jours de temps calme, il put calculer (en termes d’unités de longueur) la force du vent. Galilée a mené plusieurs de ses expériences physiques dans sa chambre avec le succès que l’on connaît, le tout orienté par son tropisme de la métaphysique platonicienne.