D’infinies précautions.
De Michel Blay[1] : « Le physicien est convaincu qu’un monde extérieur à lui existe. C’est un postulat métaphysique ; ce n’est pas une donnée empirique. On pourrait tout autant postuler que le monde n’est pas et que nous sommes trompés par nos sens. La physique est une construction humaine qui ne dit pas l’absolue vérité du monde. La science n’a jamais prétendu dire la Vérité, hormis dans le scientisme que je tiens pour une forme de théologie.»
J’ai été étonné et, à vrai dire, déçu que ces phrases de l’interviewé soient celles qui terminent l’article car si le physicien conçoit un monde qui ne lui est pas extérieur, alors la science physique nous informerait plus sur nous même – sujet pensant doué de capacités singulières – que sur un soi- disant monde extérieur. Les lois physiques que nous mettons en avant nous informeraient donc plus sur nos aptitudes à cogiter et les conditions de cette cogitation. C'est-à-dire qu’à travers le développement de la connaissance en physique nous concevons en fait une extension de ce que nous sommes, en décryptant au fur et à mesure, parmi tous les possibles, au sein d’une éternité, ce qui nous correspondrait en tant que sujet pensant et pourvu des sens qui sont les nôtres.
Il est dommage que M. Blay se contente d’évoquer cette problématique au détour d’une phrase sans même indiquer l’extraordinaire chambardement des habitudes de pensée que cela impliquerait. Espérons quand même que se trouve exprimé là, une réelle conviction intellectuelle qui invite à ce que ce sujet soit maintenant aborder frontalement, et non pas une pure expression de style qui paresseusement prépare la chute de l’article. Espérons donc un article qui propose ce sujet comme ouverture. Après tout N. Bohr avait été amené à exprimer cette pensée iconoclaste à l’époque : « La hiérarchie entre observateur et observé n’a pas de sens, ils sont inséparables. » On remarque donc que, au début, les premières propriétés de la mécanique quantique authentifiées ont fait voler en éclats des inhibitions intellectuelles comme l’indique cette affirmation de Bohr, mais celles-ci se sont réinstallées en traçant de nouvelles frontières délimitant un monde du sujet et un monde de l’objet. (Penser, par exemple, aux travaux de B. d’Espagnat sur ‘Le réel voilé’)
Dans deux articles de mon blog, entre autres, j’ai déjà tenté d’ouvrir cette réflexion : celui du 21/12/2011, ‘L’être humain est-il nu…’, et celui du 24/04/2012, ‘Les nouveaux paysages : physiques ?...’ Le fait que l’être humain déposerait au minimum une contribution propre indélébile dans la conception d’un ‘monde physique’ qu’il fait émerger grâce à ses facultés de cogitation se retrouve (selon mon hypothèse) avec la valeur et la place du temps dans cette conception. Evidemment il est toujours délicat d’être seul à émettre cette hypothèse durant plusieurs années. Peut-être que dans un futur pas si éloigné cet isolement sera moindre ? Dans un premier temps cette pointe d’optimisme peut être suscité à la lecture de cette série de questions : « Il faudrait pouvoir identifier et caractériser le véritable moteur du temps : est-il physique, objectif, ou intrinsèquement lié à notre rapport au monde ? Si c’est cette dernière hypothèse qui est la bonne, est-ce la conscience qui joue le rôle de médiatrice entre le monde et nous ? Est-ce elle qui formate et temporalise notre rapport au monde[2] ? » Mon optimisme est très modéré parce qu’il se trouve que l’auteur se contente dans cet article (les pages sont référencées : philosophie), de soulever, d’une façon panoramique, une série de questions relatives à la problématique du temps sans s’engager sur une quelconque piste qui serait identifiée comme fertile. C’était un exercice effectivement nécessaire et utile il y a une bonne décennie mais maintenant il faut ausculter, exploiter, ces différentes pistes, bref intellectuellement s’engager comme cela est le cas dans les autres laboratoires européens.
Au bas de la page 31, on retrouve des figures de ligne droite (la flèche du temps) plus ou moins segmentée, a priori ces lignes discontinues font penser à celles que j’ai évoquées dans le chapitre IV (Présence I, 2007-2008), mais…il y a une sacrée opposition de conception. Chez E. Klein, on lit (p.30) : « Un instant n’est d’ailleurs qualifié de présent qu’en référence à nous : la seule chose qui le distingue a priori de ses congénères est que cet instant-là accueille notre présence. » L’auteur exprime les choses ainsi parce qu’il suppose que le temps est donné dans la nature, il serait préalable à notre existence. Pour moi, évidemment c’est la ‘Présence’ du sujet qui fonde l’instant… présent.
En ce qui concerne le questionnement de E. Klein sur le rôle de la conscience à l’égard de la temporalisation du temps, j’ai déjà eu l’occasion dans d’autres contextes de critiquer et donc de rejeter cette hypothèse car la notion de conscience est extrêmement instable, versatile, elle est aussi objectivement tributaire de l’histoire de notre évolution dans ce monde. Or, l’ancrage du temps, cet ancrage qui pourrait ‘formater’ effectivement notre rapport au monde est, selon ma conception, la ‘Présence’ du sujet pensant. Cette ‘Présence’ n’est pas tributaire d’une quelconque définition, elle est absolument concomitante au surgissement du sujet pensant dans le monde, qui va de paire avec l’émergence d’une dynamique du langage.
Dans la même revue il y a un article de Craig Callenger, (des pages référencées : physique théorique) : ‘Le temps est-il une illusion ?’, qui est plus original, et comprend des hypothèses avec lesquelles, évidemment, je me trouve bien plus en phase : « Ainsi, même quand le système dans son ensemble est atemporel, les éléments individuels ne le sont pas. Un temps pour le sous-système se cache dans l’équation atemporelle du système total… l’Univers est peut-être dépourvu de temps, mais si on le décompose, certaines de ses parties peuvent servir d’horloges aux autres. Le temps émerge de l’atemporalité. Nous percevons le temps parce que nous sommes, par nature, un de ces éléments de l’Univers. » ; et en conclusion « Le temps pourrait n’exister qu’en éclatant le monde en sous-systèmes et en regardant ce qui les relie. Dans ce tableau, le temps physique émerge parce que nous nous considérons comme distincts de tout le reste. »
Le ‘système dans son ensemble atemporel’ de l’auteur, est équivalent à ce que je désigne comme étant ‘l’éternité au sein de laquelle coexistent tous les possibles’. Craig Callenger dit bien que ‘le temps physique (sic) émerge parce que nous nous considérons comme distincts de tout le reste.’ De mon point de vue, cette distinction a comme signifiant la ‘Présence’ qui engendre cette faculté de ‘surplomb’ que j’ai à plusieurs reprises évoquée dans différents chapitres.
L’article suivant : ‘La disparition du temps en relativité’ de M. Lachièze-Rey, nous renvoie dans le commentaire sans idée neuve (ce n’était pas le but). On ne peut pas faire ce reproche à l’article suivant de Carlo Rovelli qui, coûte que coûte, voudrait apporter la preuve que l’on devrait s’affranchir de tout temps.
Continuons d’analyser, à propos du temps, les questions multiples engendrées par le corpus des propriétés comprises de la mécanique quantique. Elles sont toutes plus ou moins renversantes au regard de notre pensée classique du temps. (A ce titre on peut lire le chapitre 7 : ‘Le temps et le quantum’, du livre de Brian Greene : ‘La magie du cosmos’.(2005) où se trouvent recensées certaines expériences concrètes et expériences de pensée. Voir aussi certains articles de ‘Pour la science’, juillet-septembre 2010) Toujours est-il que ces résultats bizarres qui dépassent notre entendement commun, habituel, sont obtenus grâce à des expériences concrètes réalisés ou pensées. Par exemple : ‘L’expérience du choix retardé’ proposé en 1980 par John Wheeler amène à raisonner que suivant une condition de l’expérience le ‘photon’ est contraint à se comporter comme une particule et dans une autre condition c’est le comportement ondulatoire qui prévaut. Cette expérience du choix retardé poussée à l’extrême (au niveau cosmologique) amène évidemment à se poser de sérieuses questions sur la validité, en quantique, du concept de ‘temps passé’ considéré comme une tranche de temps qui aurait accompli définitivement son cours. Or les raisonnements en question, mis en jeu, sont développés sur des bases plutôt fragiles, ainsi : « Ce qui est frappant dans cette version de l’expérience, c’est que, de notre point de vue, les photons ont pu voyager pendant des milliards d’années. Leur décision de passer d’un côté ou de l’autre de la galaxie – comme une particule – ou de passer des deux côtés – comme une onde – aurait donc été prise très, très longtemps avant que le détecteur ait même existé ! » (Voir, B. Greene, p. 233). Il me semble qu’on ne doit pas oublier de raisonner comme suit : qu’il nous apparaisse comme une particule ou qu’il nous apparaisse comme une onde. Ainsi, avec le verbe apparaître, on replace l’observateur (l’auteur) au cœur de l’expérience et c’est fondamental en mécanique quantique pour éviter tout risque de dérive d’interprétation. On rencontre fréquemment cette instabilité du référentiel à partir duquel on raisonne, et cela concerne aussi des physiciens qui connaissent très, très, bien ce sujet. Ainsi :
Dans la même revue ‘Pour la Science’ juillet-septembre 2010, on peut lire page 8, de A. Zeilinger : « Cela n’a pas non plus de sens de considérer le caractère ondulatoire ou particulaire comme une propriété objective, indépendante de l’expérience effectuée. » et page 44, de M. Brune : « Pendant le vol libre de la particule, avant son impact sur l’écran, il est impossible de lui attribuer une position donnée. La matière est (sic) alors une onde et les probabilités de détection résultent d’interférences entre ces ondes. » Puis de Greene, page 228 : « Si l’on autorise les électrons à cheminer de la source à l’écran sans les observer, leur comportement (sic) ondulatoire sera dominant et produira des interférences. » Ces trois citations ne peuvent pas faciliter la réception de ce que je vais proposer ci-après, bien que A. Zeilinger pourrait laisser entendre – entre les lignes – qu’il y a de la place pour une interprétation subjective. Dans ces citations on évoque : expérience, dispositif expérimental, mais l’observateur qui cogite est estompé avec tout ce qui fait sa spécificité. S’il est évoqué ce n’est pas, à mes yeux, forcément pertinent : « Ou serait-ce que l’observation par l’homme fait partie d’un ensemble d’influences environnementales plus vaste qui montre, quantiquement parlant, qu’après tout nous n’avons rien de spécial ? » (B. Greene, p.226)
Et si toute cette étrangeté n’était que le fruit d’une pensée fondamentalement archaïque de l’observateur qui conçoit une représentation ondulatoire par défaut.
1) Lorsque l’observateur sait qu’il y a quelque chose dans l’interféromètre (quelque soit cette chose : photons, électrons, neutrons, molécules de fullerènes, virus ?) mais reste parfaitement ignorant du chemin suivi par la chose[3] alors c’est l’aspect ondulatoire (étendue spatiale) qui s’impose à l’observateur. Je propose de considérer que cette part d’ignorance de l’observateur joue un rôle essentiel et donc dans le cadre d’un cheminement archaïque de notre fonctionnement cérébral se trouve comblée l’ignorance spatio-temporelle par l’’illusion’ d’une représentation ondulatoire. Attention parce que l’illusion va jusqu’à une mystification (ou une auto suggestion imposante) car les figures d’interférence sont visibles sur la plaque du détecteur. A ce titre on peut considérer qu’il est absurde et donc rédhibitoire de formuler une telle hypothèse. Pourtant, je propose de continuer à la retenir en laissant cet aspect provisoirement de côté.
2) Si au contraire l’observateur recueille une information sur le passage par un chemin particulier dans l’interféromètre (information spatio-temporelle) alors c’est l’aspect objet ponctuel qui s’impose à l’observateur. L’investissement cérébral de l’observateur est sollicité d’une manière différente grâce à l’information spatio-temporelle.
Si je souhaite persévérer avec l’hypothèse 1), c’est parce qu’il est peut-être possible de la soumettre à l’expérience. En effet une pensée (représentation) archaïque devrait probablement avoir pour siège une partie archaïque du cerveau. Il existe maintenant grâce aux laboratoires de neurosciences cognitives et d’imagerie cérébrale la possibilité de mettre au point une expérience, avec un protocole certainement très sophistiqué, où on pourrait évaluer si l’ignorance partielle d’un observateur compétent mettrait en jeu une région du ‘cerveau pensant’ différente de celle d’un même observateur qui penserait l’ondulatoire à partir d’un apprentissage acquis (par exemple à partir de la connaissance des équations de Maxwell et de leur résolution.)
J’ai dû, pour formuler cette hypothèse, vaincre mes propres réticences dont l’héritage est évidemment bien connu. Je ne doute pas que les lecteurs de cet article vont éprouver la même réluctance. Sans vouloir provoquer qui que ce soit, j’ai la profonde conviction qu’il faudra dans un temps proche passer par ce stade expérimental.
[1] Philosophe, physicien, historien des sciences au CNRS ; in ‘Les dossiers de la Recherche’ : Avril 2012.
[2] De E. Klein, in ‘Pour la science’, Novembre 2010.
[3] Parce que la rétention d’information de la part de la chose est parfaite. A. Zeilinger précise que si la chose émet une information et ce même s’il n’y a pas d’observateur pour la recueillir, eh bien : pas de figure d’interférence. (Est-ce de sa part une intuition ou une affirmation prouvée ?)