ETONNANT
Le ‘Cern Courier’, du mois de juin 2011, a annoncé la création d’un réseau européen qui se consacrera à la mécanique quantique et ses problèmes fondamentaux et fascinants. Sous la direction de A. Bassi de l’université de Tiestre, un des groupes de travail, mis en place, s’intitule : « La théorie quantique sans observateurs. » Il sera animé par N. Zanghi de l’université de Gênes. La problématique de ce groupe de travail me plaît beaucoup puisqu’elle est exactement orthogonale à la mienne. Et la comparaison de résultats peut-être (très) contrastés sera toujours utile pour progresser. Mais ce choix unilatéral est étonnant, quand on se souvient que les avancées les plus remarquables de la connaissance en physique, comme dans les autres domaines de connaissance, se sont produites dans la confrontation de thèses qui s’opposaient. Pensons à cette période remarquable de débats entre N. Bohr et A. Einstein. Mon propos n’est pas de plonger dans la nostalgie mais de considérer cette période comme emblématique et quitte à organiser des réseaux à l’échelle européenne voire mondiale il faut rejeter le monolithisme des points de vue. Mon étonnement est d’autant plus grand que fondamentalement l’inspirateur de ce groupe de travail est J. Bell, cité par l’animateur du groupe. J. Bell est un physicien, logicien, qui exprime une philosophie de la connaissance en physique qui est dans la continuité des réalistes sans nuance. On sait que ses raisonnements rigoureux et logiques lui ont permis de mette en évidence les fameuses inégalités qui portent son nom et qui ont pu être exploitées (par A. Aspect, notamment) pour révéler que c’est la conception fondamentale de la mécanique quantique, opposé à la sienne, c'est-à-dire celle de l’école de Copenhague (Bohr, Heisenberg, Born, etc.…) qui est pertinente jusqu’au jour d’aujourd’hui. On sait qu’il y a beaucoup de physiciens qui ont du mal à admettre les conséquences de cette fondation. Ils ont raison de le faire puisqu’ils ont une conviction philosophique, métaphysique, (consciente ou inconsciente), qui répugne à y adhérer. Mais pas chacun dans sa forteresse !
Ci-joint un extrait du point de vue de John Bell contre ‘l’opération de mesure’
Avertissement, ce texte est traduit par mes soins.
Il semblerait que la théorie quantique soit concernée exclusivement par le « résultat de la mesure », et n’a rien à dire sur quoi que soit d’autre. Qu’est-ce qui qualifie un système physique de jouer le rôle de « mesureur » ? Est-ce que la fonction d’onde du Monde a attendu des milliers de millions d’années, jusqu’à ce que une première cellule vivante apparaisse, pour se réduire ? Ou bien faut-il patienter, jusqu’à la constitution d’un système plus qualifié…avec un Ph.D., pour que cette réduction ait lieu ? Si la théorie consiste à appliquer à tout objet des opérations hautement idéalisées, ne sommes-nous pas alors obligés dans ce cas d’admettre, que se produisent, plus ou moins, des processus semblables de mesure, plus ou moins tout le temps et plus ou moins partout ? Est-ce que nous n’avons pas réduite cette fonction d’onde tout le temps ?
La première charge contre l’axiome du « processus de la mesure » parmi les axiomes fondamentaux de la mécanique quantique c’est cette division louche du monde entre « système » et « appareil ».
La seconde charge est que le mot vient avec le sens constitué à partir de la vie ordinaire quotidienne, sens qui est entièrement inapproprié dans le contexte quantique.
Quand il est dit que quelque chose est « mesuré », il est difficile de ne pas penser au résultat en se référant à une propriété préexistante de l’objet en question (sic). Ce propos met à distance l’insistance de Bohr qui affirme que dans les phénomènes quantiques, l’appareil de mesure tout autant que le système sont impliqués. Si nous ne le faisions pas, comment pourrions-nous comprendre, par exemple, que la mesure d’une « composante » du ‘moment angulaire’…dans une direction arbitraire…nous conduise à une série de valeurs discrètes ? Quand on oublie le rôle de l’appareil, comme le mot « mesure(ment) : opération de mesure » le suggère fortement, on désespère la logique ordinaire… et en conséquence la ‘logique quantique’. Quand on se souvient du rôle de l’appareil, la logique ordinaire est valable. Dans d’autres contextes, les physiciens ont été capables de prendre des mots du langage ordinaire et de les utiliser en tant que termes techniques sans provoquer de dommages. Prenez par exemple l’ « étrangeté », le « charme », et « beauté » de la physique des particules élémentaires. Personne n’est piégé par ce « babillage »… Le serait-il avec « mesurement ». En fait le mot a eu un effet tellement dommageable dans la discussion que je pense qu’il faudrait maintenant complètement le bannir en mécanique quantique.
Ci-joint le texte original.
It would seem that the theory [quantum mechanics] is exclusively concerned about "results of measurement", and has nothing to say about anything else. What exactly qualifies some physical systems to play the role of "measurer"? Was the wavefunction of the world waiting to jump for thousands of millions of years until a single-celled living creature appeared? Or did it have to wait a little longer, for some better qualified system ... with a Ph.D.? If the theory is to apply to anything but highly idealized laboratory operations, are we not obliged to admit that more or less "measurement-like" processes are going on more or less all the time, more or less everywhere. Do we not have jumping then all the time? The first charge against "measurement", in the fundamental axioms of quantum mechanics, is that it anchors the shifty split of the world into "system" and "apparatus". A second charge is that the word comes loaded with meaning from everyday life, meaning which is entirely inappropriate in the quantum context. When it is said that something is "measured" it is difficult not to think of the result as referring to some preexisting property of the object in question. This is to disregard Bohr's insistence that in quantum phenomena the apparatus as well as the system is essentially involved. If it were not so, how could we understand, for example, that ``measurement'' of a component of ``angular momentum" ... in an arbitrarily chosen direction ... yields one of a discrete set of values? When one forgets the role of the apparatus, as the word ``measurement'' makes all too likely, one despairs of ordinary logic ... hence "quantum logic". When one remembers the role of the apparatus, ordinary logic is just fine. In other contexts, physicists have been able to take words from ordinary language and use them as technical terms with no great harm done. Take for example the ``strangeness'', "charm", and "beauty" of elementary particle physics. No one is taken in by this "baby talk". ... Would that it were so with "measurement". But in fact the word has had such a damaging effect on the discussion, that I think it should now be banned altogether in quantum mechanics.
JOHN BELL, AGAINST "MEASUREMENT"
Autre point de vue J. Bell, sur lequel j’aurai l’occasion de revenir car je suis pleinement d’accord avec ce qu’il dit à propos de la théorie quantique des champs.
Les conventions sur les formulations de la théorie quantique, ainsi que de la théorie quantique des champs en particulier, sont vagues et ambigus, à cause d’un manque de professionnalisme. Les physiciens théoriques, professionnels, doivent être capables de faire mieux. D. Bohm, nous a montré le chemin.
Bilan. Si on fait le bilan, sur ces 30 ou 40 dernières années, de toutes les tentatives des ‘réalistes’ visant, dans le prolongement et avec les moyens de la mécanique quantique et de la théorie quantique des champs, à isoler effectivement un monde physique indépendant doté des propriétés révélées par ces deux corpus théoriques, on peut dire que ces tentatives n’ont pas abouti ou sont restées en suspens. Peut-être même allons-nous devoir renoncer au boson de Higgs ! Et devoir renoncer avec encore une plus grande probabilité aux particules supersymétriques !
R. Penrose a tenté d’introduire la contribution du sujet pensant pour expliquer la Réduction Objective (OR) de la fonction d’onde en mettant en jeu par le biais d’une conception physicaliste le fonctionnement cérébral. Sa conviction se trouve être exprimée par les propos suivants : « C’est pourquoi j’affirme qu’il faut que quelque chose, dans le cerveau, soit suffisamment isolé pour que la nouvelle physique OR ait une chance de jouer un rôle important. »
Evidemment, la théorie des cordes, dans ses multiples versions, ainsi que la théorie de la gravité quantique à boucles, sont des tentatives théoriques réalistes.
N’est-il pas temps de reconnaître, d’admettre, que nous sommes à un carrefour remarquable et qu’une révolution scientifique nécessaire ne peut survenir que si conjointement on accepte de considérer une nouvelle figure de l’homme. Dans l’histoire de la pensée et de la philosophie, ces phases historiques ont été recensées et analysées par F. Wolff, dans un livre très intéressant : « Notre humanité », ‘d’Aristote aux neurosciences’ (2010, fayard). Je cite : « Ce nouvel homme est en fait requis par la nouvelle science : une science qui ne se propose plus de formuler les définitions des êtres naturels afin d’en déduire les attributs essentiels et de les situer à leur place dans un cosmos ordonné, mais des lois générales reliant les événements ou les phénomènes, grâce à la mathématisation de la nature – autrement dit, la science de Galilée et de Descartes, puis celle de Newton. A nouvelle science, nouvel homme. »
Enjeu majeur, défi majeur. Etonnant que dans le cadre du réseau européen COST, on ne soit pas en mesure de décloisonner les thèmes de recherche et que l’on soit encore à ressasser : « Quantum theory without observers. »