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22 janvier 2013 2 22 /01 /janvier /2013 15:02

Information, dites-vous ?

                                  

Lorsque, la première fois, j’ai lu la proposition d’Anton Zeilinger, il y a plus de deux ans, je suis resté interrogatif, ne comprenant pas la pertinence de la déclaration suivante : « Dans l’histoire de la physique, nous avons appris qu’il y a des distinctions que nous ne devrions pas faire, comme entre l’espace et le temps… Il se pourrait bien que la distinction que nous faisons entre l’information et la réalité soit fausse. Cela ne veut pas dire que tout n’est qu’information. Mais cela veut dire que nous avons besoin d’un nouveau concept qui recouvre ou inclut les deux. » Certes, depuis pas mal de temps, j’avais constaté une intrusion du mot information dans le champ de la physique théorique sans qu’il me paraisse apporter une avancée significative. Maintenant, je comprends l’utilité de distinguer information de ce que l’on appelle réalité en mécanique quantique, parce qu’à cette échelle il n’y a pas de réalité accessible, en fait il n’y aurait que de l’information.

C’est encore après réflexion sur le processus d’inférence tel qu’il est exploité par S. Dehaene que j’ai pu clarifier les choses (en tous les cas pour mon propre compte). Inférence, le dictionnaire nous dit : « Raisonnement consistant à admettre une proposition du fait de sa liaison avec d’autres propositions antérieurement admises. »

Rappelons-nous l’expérience de Stern et Gerlach. Ces deux expérimentateurs, Otto Stern et Walther Gerlach, avaient avant 1922 une grande maîtrise de la mesure de moments magnétiques et donc de moments cinétiques d’objets macroscopiques. Les faisceaux d’objets classiques marquent la plaque de réception des objets d’une ligne continue, ou tâche allongée, dès qu’ils subissent les effets d’un champ magnétique inhomogène de l’instrument. Ceci révèle que les objets sont dotés de moments cinétiques continûment variables. Avec des objets quantiques comme par exemple des électrons, dans le même appareil depuis 1922 on voit apparaître juste deux points d’impacts distants sur la plaque de réception. Nous en déduisons donc des valeurs discrètes de ‘moment cinétique’ pour ces objets quantiques. Nous parlons de moment cinétique : Spin[1], parce que nous ne pouvons (savons) pas faire autrement mais il n’y a pas de sens à parler d’un ‘électron tournant autour de son axe’[2].

Nous sommes plus à l’aise pour rendre compte de ce qui se produit dans l’appareil de Stern et Gerlach, lorsqu’il s’agit d’objets classiques car nous sommes, nous-mêmes, des observateurs scientifiques classiques donc du même monde du point de vue des échelles qui sont en jeu. Nos sens accèdent directement (plus ou moins) à l’observation et à la description de ce qui caractérise les propriétés des objets classiques. Nos capacités de représentation sont donc conditionnées, éduquées, par ce lien direct. Lorsque dans le même appareil on observe une différence significative puisque les points d’impacts sont distants, il est presque logique de l’interpréter en fonction de ce que l’on a observé auparavant. Eh bien ! Il ne le faudrait pas car ces points d’impacts ne constituent qu’une information qui n’autorise pas à extrapoler, à représenter, en fonction de ce que nous savons d’avant. Comment y échapper alors que nos facultés de cogitation sont fondamentalement structurées par ces acquis classiques qui nous déterminent et constituent notre référentiel de représentations ? Il serait vain de vouloir y échapper car dans ce cas on ne pourrait même pas accueillir l’information en tant que telle. C’est sur cette base que se met en place le processus d’inférence quand nous considérons que le phénomène quantique, avec les marques ponctuelles que nous observons dans l’appareil de Stern et Gerlach et partant nous délivrent une information que nous corrélons avec nos acquis d’êtres classiques. Cette corrélation est inévitable (Pouvons-nous imaginer une autre alternative ?) mais elle doit être accompagnée de mises en garde très fortes, incessantes, qui nous interdisent de penser dans ce cas : « rotation ». Penser directement quantique est humainement impossible même si pendant plus de trente ans la mécanique quantique constitue un sujet de rumination intellectuelle presque permanent.

N. Bohr avait en son temps, dès l’avènement de la mécanique quantique[3], compris les difficultés irrémédiables qui surgissaient : « Dans son exposé Bohr situe d’abord la théorie quantique par rapport à la physique classique : d’une part la théorie quantique apporte une limitation essentielle aux concepts de la physique classique dans leur application aux phénomènes atomiques ; mais d’autre part, elle exige que les données expérimentales soient interprétées à l’aide de ces mêmes concepts classiques. Pourquoi ? Simplement parce que les expériences sont nécessairement faites à l’échelle humaine.» Ou encore : « Il importe de façon décisive de reconnaître que, d’aussi loin que les phénomènes puissent transcender le domaine de l’explication physique classique, la description de tous les résultats d’expérience doit être exprimée en termes classiques. La raison en est simple : par le mot d’ ‘expérience’, nous nous référons à une situation où nous pouvons dire à d’autres hommes ce que nous avons appris ; il en résulte que la description du dispositif expérimental et des résultats d’observation doit être exprimée, en langage dénué d’ambiguïté se servant convenablement de la terminologie de la physique classique. »  

Nous ne sommes pas près d’être doté d’une capacité d’analyse et de réflexion intellectuelles qui nous permettrait d’élaborer des concepts et des représentations correspondant au monde quantique sans l’intermédiation de ceux du monde classique. Au cas où… Il faudrait alors, aussi, que nous développions un nouveau vocabulaire, de nouveaux concepts, cela impliquerait une réelle mutation du ‘sujet pensant’.

Si nous persistons à penser, d’une façon ou d’une autre, mouvement de rotation à propos du spin, à défaut d’un substitut de représentation, alors il faut assumer l’idée qu’un électron tourne sur lui-même suivant un axe qui puisse simultanément prendre toutes les directions, il faut aussi assumer l’idée que cet électron revienne à son aspect initial qu’après deux révolutions complètes ! On doit se rendre à l’évidence qu’à cette échelle la conception de l’espace-temps qui nous imprègne n’est plus valide et jusqu’à présent nous n’avons aucune alternative.

Malgré toutes les précautions dont nous sommes avertis, nous ne pouvons pas nous résoudre à enregistrer passivement ces deux points d’impacts discrets, étant donné le contexte expérimental par lequel on les obtient. Nous sommes amenés à broder à partir de ceux-ci, parce que une information brute, ça ne dit pas grand-chose, ce qui fait sens c’est une information de quelque chose, à propos de quelque chose. D’autant plus que le nombre qui est attaché au spin peut se combiner avec celui qui caractérise les moments angulaires orbitaux.

On peut donc constater que nous sommes loin du commentaire succinct de E.T. Jaynes, qui n’avait pas trouvé mieux que de nommer deux coupables : Heisenberg et Bohr, responsables d’avoir mélangé dans une omelette des réalités de la Nature avec une incomplète information humaine sur la Nature[4].

Il n’y a pas qu’aux premiers temps de la découverte des propriétés constituant le corpus de la mécanique quantique que notre entendement, de sujet pensant classique, est secoué. La vague de l’ébranlement provoqué par la mise en évidence expérimentale de l’intrication (1982, expérience de A. Aspect) n’est pas atténuée. Sauf pour ceux qui ont pris acte de cette ‘information’ et considèrent que cela est un ‘fait[5] concret, réel, une propriété d’objets quantiques de la nature préparés d’une certaine façon.

Par contre ceux qui veulent comprendre cette propriété, ils sont toujours au pied du mur d’une information au sens brut du terme car ils sont incapables d’expliquer cette propriété. A l’exception de N. Gisin[6], qui propose de l’expliquer grâce à une propriété, qui serait une cause en amont spécifiée par : « L’existence de vrais hasards ubiquitaires, capables de se manifester simultanément en plusieurs endroits de notre univers. », cela constitue toujours une information brute car nous sommes incapables de l’intégrer dans un ensemble théorique au sein duquel l’intrication constituerait une propriété conséquente. Si cet ensemble théorique devait émerger, il devrait très probablement mettre en avant, là encore, une conception de l’espace-temps en rupture avec celle qui nous est commune depuis la relativité restreinte.

Ce qui est certain c’est que cette information scientifique, brute, que nous ne pouvons pas intérioriser, puisque nous ne pouvons pas nous l’approprier avec nos capacités explicatives d’aujourd’hui, doit continuer de nous tenir en éveil car elle nous informe sérieusement sur nous-mêmes, sur nos incapacités versus nos capacités à investir intellectuellement certaines propriétés de la Nature. Cet enjeu-là ne doit jamais s’estomper et, selon mon point de vue, il est de premier ordre. 

Quand une information brute se fige dans la durée avec ce statut, elle finit par s’imposer comme une contrainte, une limite anthropologique. C’est ce qu’il en est de C vitesse de la lumière. Cette donnée s’est imposée expérimentalement fin du XIXe siècle (A. Michelson et E. Morley), elle nous est tombée du ciel et nous avons dû l’accepter au point de lui attribuer la valeur d’une constante universelle. En aucune façon nous sommes en mesure de rendre compte pourquoi elle a cette valeur ni encore moins ses propriétés remarquables (sur la très longue durée cela n’est pas obligatoirement irrémédiable). Ici, A. Zeilinger a un fameux exemple où il est impossible de différencier information et réalité, il y a une superposition parfaite entre ces deux considérations. C’est en acceptant ce fait comme une donnée physique incontournable qu’Einstein a produit, en aval, ses équations de la relativité restreinte.



[1] L’expérience a été réalisée quelques années avant qu’Uhlenbeck et Goudsmit formulèrent en 1925 la théorie du spin de l’électron.

[2]« Insistons sur le fait que le spin d’un quanton doit être dégagé des représentations cinématiques classiques, et ne saurait être conçu comme lié à un mouvement de rotation propre au sens usuel du terme. Si on voulait insister, dans ce cas l’électron devrait être doté d’un rayon de l’ordre de 10-13m, alors que l’électron n’a certainement pas de structure dynamique à une échelle supérieure à 10-18m. » De J.M. Lévy-Leblond, in ‘Dictionnaire de la Physique’,  Albin Michel.  

[3] Congrès de Côme en septembre 1927. Voir livre de F. Lurçat ‘De la science à l’ignorance’, édit. du Rocher, 2003.

[4] Plus complètement cité dans l’article du 21/12/2011 : ‘L’être humain est-il nu de toute contribution lorsqu’il décrypte et met en évidence une loi de la Nature ?’

[5] Toute une ingénierie sophistiquée s’est développée autour de cette propriété avec la cryptographie qui est effectivement appliquée dans les communications à distances et protégées.

[6] Son livre ‘L’impensable hasard’, 2012, a déjà été commenté dans l’article du 20/09/2012 : ‘L’homme pressé’.

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