L’homme pressé
J’avais déjà exprimé une sorte d’inquiétude dans l’article du 27/05/2012 de mon blog, à propos des travaux de l’UNIGE et j’avais ajouté dans la note (1) de bas de page : « On constate que pour ces chercheurs l’intrication n’est plus un problème fondamental (toujours inexpliqué) mais un fait dont ils souhaitent exploiter les propriété à des fins technologiques. » Loin de moi de penser que l’attrait de développer des applications à partir de phénomènes, de propriétés, dans/de la nature, non élucidés, soit secondaire, au contraire, mais il faut tirer la sonnette d’alarme lorsqu’il apparaît que l’élan provoqué par l’attrait de ces applications – qui fonctionnent déjà et à coup sûr fonctionneront de mieux en mieux – estompe de plus en plus la curiosité collective des physiciens à l’égard des problèmes fondamentaux restant en suspens. Cette préoccupation je l’ai déjà exprimé dans la présentation de mon blog lorsque j’affirme : « Dans mon référentiel j’attribue une sacrée (sic) responsabilité au sujet pensant dans sa relation avec la nature et la compréhension de ses propriété physiques. L’homme ne peut être nu de toute contribution lorsqu’il tente de décrypter les propriétés ‘objectives’ de la nature. » Ne plus avoir l’ambition d’élucider des propriétés fondamentales de la nature c’est volontairement laisser dans l’obscurité ce qui constitue une part essentielle de l’être humain, être de la nature et être dans la nature.
Certes, je ne prête pas à Nicolas Gisin[1] cette intention mais il se trouve que son livre récent : ‘L’impensable hasard’, (préface A. Aspect), édit. O. Jacob, sept. 2012, indique une propension qui pourrait être celle du renoncement à élucider ces nœuds de compréhension si fondamentaux à mes yeux. En premier lieu, j’invite tout à chacun à lire ce livre car il y a de la part de l’auteur une vraie volonté d’expliquer le plus clairement possible des choses qui sont quand même compliquées puisque en dehors du sens commun. J’invite aussi à le lire parce qu’il propose un déplacement voire un renversement : l’intrication ne serait pas la cause et la source de l’explication de la non localité et des corrélations non locales. Non ! selon N. Gisin ce serait : « Un hasard vrai capable de se manifester simultanément en plusieurs endroits à la fois. » Dans le chapitre de la conclusion de son livre, p.148, voici ce que l’on peut lire : « Résumons encore une fois l’essentiel. Nous avons vu que les corrélations non locales et l’existence du vrai hasard sont intimement liées. Sans vrai hasard, les corrélations non locales permettent forcément une communication sans transmission (donc à une vitesse arbitraire). Ainsi le concept central de ce livre implique forcément l’existence du vrai hasard, donc la fin du déterminisme. Réciproquement, une fois l’existence du vrai hasard acceptée, l’existence de corrélations non locales ne paraît plus aussi insensée que la physique classique, avec son déterminisme, nous l’a fait croire. En effet, si la nature est capable de vrai hasard, pourquoi les corrélations observées dans la nature devraient-elles être limitées à des corrélations locales ? »
Evidemment cela interpelle de lire l’affirmation : « La nature est capable de vrai hasard ». Quelle est la nature de cette capacité propre de la nature de produire du vrai hasard ? Pour l’auteur, la question ne se pose pas et cela va de soi que la nature est capable d’une production autonome, p.145 : « En revanche, vous avez compris que la nature n’est pas déterministe et qu’elle est capable de réels actes de pure création : elle peut produire du vrai hasard. »
L’intrication et ses conséquences mettent à mal la place de l’observateur, du physicien, parce qu’il est toujours dans l’impossibilité absolue d’expliquer ce qui se passe et pourquoi, il en est ainsi. On peut facilement reconnaître que cela peut mener à éprouver des vertiges existentiels lorsque l’on essaie de creuser la question, car il n’y a pas de réponse ni de début de réponse. L’indiscernabilité des objets quantiques amène à se demander qu’est-ce qui peut bien s’effondrer chez l’observateur qui le rend incapable de discerner ces objets ? Certes, cette indiscernabilité n’est possible que dans certaines conditions physiques de production que l’on maîtrise et explique très bien. Mais qu’à partir de là, que l’indiscernabilité perdure quand les objets sont distants l’un de l’autre de plusieurs dizaines de kilomètres et au-delà, c’est déconcertant. Face à l’impossibilité d’apporter une réponse valable à cette question de l’indiscernabilité (concept jamais utilisé dans ce livre) lorsqu’elle est abordée frontalement, alors la tentation peut être de contourner cette difficulté en apportant une réponse ad hoc qui évidemment échappe à toute possibilité de vérification. N. Gisin, y croit très fort, p. 147 : « Le hasard non local (produit par la nature) est donc un nouveau mode d’explication à ajouter à notre boîte à outils conceptuels, outils nécessaires à la compréhension du monde. Et il s’agit d’une réelle révolution conceptuelle ! Comme la théorie quantique prédit l’existence de corrélations non locales, il faut bien s’y faire et intégrer ce nouveau mode d’explication. »
N’oublions pas que en dehors de la mesure, de l’observation, nous ne pouvons rien dire de juste sur la nature, cela fait partie des fondements de la mécanique, et ceux-ci n’ont pas encore montrés de faille.
A propos de l’espace-temps, l’auteur ne s’attarde pas, je dirais même que sur ce sujet, il botte prestement en touche en mettant l’espace-temps hors-jeu, p.79 : « Cela signifie qu’il n’existe aucune explication sous la forme d’une histoire qui se déroule dans l’espace au cours du temps et qui raconte comment ces fameuses corrélations sont produites. Pour le dire d’une façon crue : ces corrélations non locales semblent, en quelque sorte, surgir de l’extérieur de l’espace-temps ! » Effectivement c’est cru, cela surgit de l’extérieur de l’espace-temps, donc l’espace-temps n’est pas concerné ni avant ni après ce surgissement. Esquive, car si il y a indiscernabilité c’est parce que nous raisonnons incorrectement à propos de l’espace et du temps en mécanique quantique. D’une façon générale l’ensemble des problèmes posés à propos de l’espace-temps à l’échelle quantique ne connaît à l’heure actuelle aucune réponse satisfaisante, et c’est effectivement un obstacle majeur. On peut dire que les corrélations non locales qui ont comme cause l’intrication creuse encore plus l’abîme qui nous sépare d’une (des) réponse(s) scientifiques pertinente(s) à propos de ce sujet. De mon point de vue, c’est en progressant sur la compréhension de l’espace-temps à l’échelle quantique que l’on pourra mieux expliquer la propriété de l’intrication quand je pose la question suivante : « qu’est-ce qui peut bien s’effondrer chez l’observateur qui le rend incapable de discerner ces objets ? » c’est évidemment une question qui concerne, notre perception de l’espace-temps ainsi que le rôle probablement fondamental que joue l’anthrôpos dans la fondation de l’espace-temps. (Voir l’article du blog du 27/08/2012)
N. Gisin attribue à ce fameux « vrai hasard [qui] permet la non-localité sans communication », un caractère : « fondamental, non réductible à un mécanisme non déterministe complexe. En conséquence la nature est capable d’acte de pure création !» et pour bien comprendre la rupture implicite à laquelle nous sommes invités à réfléchir à la lecture du livre ‘l’impensable hasard’, lisons p.74 « Mais l’intrication est bien davantage que le principe de superposition ; c’est elle qui introduit (sic) les corrélations non locales en physique. » Je n’ai pas besoin de vous faire un dessin pour reconnaître que dans ce contexte le mot ‘introduit’ ne signifie pas du tout la même chose que le mot ‘cause’.
Pourtant quand, p.58, N. Gisin affirme : « Gagner au jeu de Bell revient donc à démontrer que la nature n’est pas locale. », j’aurais tendance à penser la même chose mais rien, rien, …ne nous permet de prétendre à une telle certitude parce que : ce qu’est la nature, comment elle fonctionne, nous est totalement inaccessible. A l’échelle de plus en plus fine à laquelle on scrute la nature, il n’y a pas de production de connaissances possibles sans que le sujet pensant y imprime ce qui le détermine. Or le sujet pensant a besoin de concevoir du local pour construire du sens (l’espace et le temps sont inhérents à l’être humain), il ne peut en aucun cas embrasser la nature instantanément dans sa totalité, sinon il serait omniscient et universel. Il n’y a pas de fin, le genre humain continuera de produire un savoir de plus en plus pertinent en physique mais ce ne sera jamais un savoir détaché de ce qu’il est en tant qu’être humain, être de la nature et être dans la nature. Comme je l’ai écrit à plusieurs reprises dans les articles précédents, c’est la raison pour laquelle nous concevons un univers qui nous correspond (puisque notre entendement actuel peut le décrypter), correspondant à nos déterminations et qui s’inscrit parmi tous les possibles au sein d’une éternité. Le propos de N. Gisin : « … revient donc à démontrer que la nature [intrinsèquement] n’est pas locale. », laisserait entendre qu’il a déjà accès à un savoir sur ‘tous les possibles’. Et jusque là, je suis incapable de l’accompagner, je suis lesté par une trop grande ignorance.
Si on prend au pied de la lettre l’affirmation, p.61, de l’auteur : « Ce (vrai) hasard est fondamental, non réductible à un mécanisme déterministe complexe. Donc, la nature est capable d’acte de pure création ! », nous serions donc en possession d’un savoir pur, exact, concernant une propriété intrinsèque de la nature, puisque c’est la nature qui œuvre. Dans ce cas nous avons accès à une connaissance vraie qui constituerait une pierre, élémentaire, fondamentale, d’un savoir certain, et à partir de là, nous aurions la possibilité de remonter logiquement vers d’autres savoirs purs, certains, et ainsi de suite nous pourrions enfin (re)constituer l’édifice des propriétés certaines de/dans la nature. Une connaissance définitive, complète de la nature est donc, selon N. Gisin, au bout du chemin !
Pour conclure, je dois évoquer un paragraphe qui me gêne beaucoup. Il s’agit p.129 de celui qui s’intitule : « Réalisme », sur ce sujet, pour des raisons qui m’échappent, l’auteur est extrêmement réducteur et expéditif : « Il est aujourd’hui à la mode dans certains cercles (sic) de dire qu’on a le choix entre la non-localité et le non-réalisme. » Est-ce parce qu’il a une vraie admiration pour J. S. Bell ? Est-ce qu’il nous montre ainsi que l’empressement de passer à des applications conduit à exécuter prestement les problèmes fondamentaux ?
Pour réfléchir sérieusement sur ce sujet, je vous suggère de (re)lire dans le dossier : ‘Pour la Science’, juillet-septembre 2010, l’article de Joshua Roebke : Créons-nous le monde en le regardant ? et plus particulièrement p.36 : « Tester le réalisme » où on peut lire : « A. Leggett fait partie des derniers incrédules qui défendent le réalisme contre la mécanique quantique : les photons, par exemple, doivent avoir des polarisations qui existent avant d’être mesurées. Imitant Bell, il élabore des inégalités qui doivent être vérifiées si sa théorie est exacte. Si ces inégalités sont violées par l’expérience, la mécanique quantique a raison et le réalisme est indéfendable : les polarisations de la lumière n’existent pas avant d’être mesurées. » Face à ces résultats, A. Zeilinger est contraint au compromis : « La mécanique quantique est fondamentale, probablement encore plus que nous en avons conscience, mais abandonner complètement le réalisme est certainement une erreur. Pour reprendre les propos d’Einstein, abandonner le réalisme concernant la lune, c’est ridicule. Mais au niveau quantique, nous sommes bien obligés de renoncer au réalisme. »
Enfin même A. Aspect, lui aussi disciple de J. Bell, qui signe la préface du livre est plus rigoureux que son collègue car sous sa plume on peut lire dans la même revue citée, p.30 : « Force est de constater que nous devons renoncer à la vision dite ‘réaliste locale’ du monde que défendait Einstein. »
Je vous souhaite une lecture fructueuse.
[1] Déjà cité dans d’autres articles, N. Gisin est physicien théoricien au Dép. de physique appliquée à l’université de Genève, pionnier de l’informatique quantique et de la téléportation quantique. Il est aussi cofondateur de la société ID Quantique, leader en cryptographie quantique. Il a reçu en 2009 le prix J. Bell.