Scientifiques, façonnés dès la naissance ?
Dans le cadre de ses travaux et de son enseignement au Collège de France, Stanislas Dehaene est amené à nous proposer « L’architecture du cortex pourrait avoir évolué pour réaliser, à très grande vitesse et de façon massivement parallèle, des inférences Bayésiennes. L’algorithme utilisé pourrait expliquer la manière dont notre cerveau anticipe le monde extérieur. », « Le bébé semble doté, dès la naissance, de compétences pour le raisonnement plausible et l’apprentissage Bayésien, combinant de façon quasi optimale les a priori issus de notre évolution et les données reçues du monde extérieur. » J’ai déjà cité ces phrases remarquablement ciselées mais je ne me lasse pas de le faire car elles expriment de telles potentialités de compréhension et de découvertes qu’il me plaît de les citer encore afin d’en assurer le plus ample partage. Et puis, dans la synthèse : « Combinant de façon quasi optimale les a priori issus de notre évolution et les données reçues du monde extérieur. », il y a la figure de la ‘Présence’ du sujet pensant qui reçoit les données du monde extérieur et les confronte, les combine, avec son ordre intérieur primordial hérité de l’évolution.
In fine, l’auteur nous propose un questionnement remarquable et vraiment hardi : « Sommes-nous des scientifiques dès le berceau ? » Cette question indique l’option qui est privilégiée. La formule de Bayes renvoie à une lecture des liens existant entre les causes et les effets qui se renforcent au fur et à mesure que les connaissances s’accumulent. Elle est donc une belle illustration du principe de causalité. Dans son cours du 08/01/2013, S. D. indique que le principe de causalité résulte d’un apprentissage chez le petit de l’homme et son modèle indique à quel point la formule de Bayes joue un rôle primordial. Ceci amène à se demander si le principe de causalité est effectivement dans la nature ou bien si potentiellement il fait partie de notre bagage cérébral dès la naissance et nous le mettons en œuvre pour décrypter les propriétés correspondantes de la Nature. En conséquence, toutes les propriétés de la Nature qui n’y correspondraient pas ne nous seraient pas accessibles. Ceci expliquerait peut-être pourquoi la connaissance de tous ces nombreux univers nous échappe (voir, note 1).
Selon Misha Gromov[1], dans une interview très récente (le 17/03/2013) il nous dit que l’esprit constitue un réel mystère : « On n’a pas le début d’une piste pour comprendre comment cela fonctionne ! Nous ne savons pas comment nous pensons. Si vous deviez mettre à plat les informations reçues par le cerveau d’un enfant de 2 ans, cela semble totalement démesuré. » A vol d’oiseau les laboratoires respectifs de S. Dehaene et M. Gromov, doivent être distants de quelques kilomètres. L’obstacle de la distance physique ne peut pas être évoqué. Il serait certainement utile qu’ils puissent se rencontrer et confronter leurs conceptions aussi antipodales. Entre les déclarations péremptoires d’un savant du siècle, certes, mais tout de même péremptoire, et la production de résultats scientifiques rigoureux qui commencent très sérieusement à éclairer les fondements du fonctionnement cognitif de l’être humain, je n’hésite pas. Les travaux de S. D. sont d’une très grande qualité. Ce qu’il faut évidemment éviter ce sont les extrapolations rapides, car ce sujet est très complexe et il peut rendre avide.
Certains affirment qu’en adoptant les Probabilités Bayésiennes et en décryptant valablement la richesse de leurs significations, il est possible de lever les obstacles obstinant à la compréhension et à l’interprétation des propriétés fondatrices de la mécanique quantique. Cela s’appelle la : ‘Quantique Bayésienne’ soit Qbisme[2]. Selon ces physiciens, il y a des correspondances troublantes entre la mécanique quantique et la statistique bayésiennes. Ainsi, les lois fondamentales de la matière que l’intelligence humaine a mise au jour, surtout à l’échelle quantique, découleraient naturellement de la statistique bayésienne. Quelque part les Qbists veulent nous dire qu’avec l’avènement de la mécanique quantique, l’intelligence des physiciens a fonctionné cul par-dessus tête et il suffit de se référer aux probabilités bayésiennes pour trouver le bon ordre de lecture des propriétés quantiques.
Si on met en rapport direct les travaux de S. Dehaene et ceux des Qbists on constate d’un côté que nous serions des scientifiques dès le berceau grâce à la voie bayésienne et de l’autre côté on deviendrait des physiciens bien mieux éclairés en devenant des adeptes du Qbisme. Nous serions donc en tant que sujet pensant profondément déterminés par cette voie illustrée par la formule de Bayes. A ce niveau le questionnement de S. D. « Sommes-nous des scientifiques dès le berceau ? » acquière tout son sens puisque la réponse serait avec les qubists : « On est un bon scientifique si on interprète les propriétés de la nature suivant le modèle que nous offre la formule de Bayes. » Scientifique nous le sommes dès le berceau, scientifique nous le restons justement en développant, en affûtant, en maîtrisant le raisonnement par inférence. La grâce du révérend Thomas Bayes habite et structure notre esprit scientifique.
Certains s’inquiètent, à juste raison, des redoutables impasses dans lesquelles la physique théorique et fondamentale se trouve enfermée aujourd’hui. Des articles du NewScientist, début mars, sous le titre générique : ‘Temps crucial pour la physique’ font un inventaire des domaines qui sont les plus révélateurs de ces impasses. L’ultime coup de semonce justifiant cette alarme, c’est évidemment la pauvreté du résultat qui nous est offerte avec le boson de Higgs. Celui-ci est tellement une production du Modèle Standard, qu’il en est une illustration mais rien de mieux, il n’offrirait donc aucune ouverture au-delà du modèle standard, au contraire, il scellerait le modèle standard. Peut-être n’est-il qu’une chimère comme je l’ai suggéré à contrecœur dans les articles du 8/11/2011 et du 6/02/2012. Comme je le suggère une réflexion critique vis-à-vis du modèle standard conduit à une réflexion critique vis-à-vis de la théorie quantique des champs devenue après l’électrodynamique quantique un mille feuilles d’hypothèses et d’arrangements, un théâtre de jongleries calculatoires, qui ont progressivement dilué dans les abstractions mathématiques, la substance concrète du monde physique. Nous ne sommes pas encore à ce niveau de la réflexion critique mais les articles des différents auteurs qui étayent la rubrique : « Période cruciale pour la physique. Repenser radicalement la physique actuelle ?» du NiewScientist, sont annonciateurs. Citons : ‘Les mathématiques sont-elles les racines de la réalité ?’ ; ‘Il est temps d’abandonner la relativité ?’ ; ‘Le vide noir au cœur de la cosmologie ’ ; ‘Il est temps de repenser l’inflation ?’ ; ‘Il est temps de piéger les neutrinos ?’.
Ce qui est à l’horizon de cette crise de la connaissance scientifique actuelle en physique, c’est la fin de la croyance que le sujet pensant muni de ses équations pouvait se hisser sur le belvédère de la connaissance objective, de la connaissance universelle.
Les Qbists disent : Alors que la science a toujours prôné une vision objective du monde, la formule de Bayes réintègre une dimension subjective : elle ne nous parle pas du monde, mais de ce que nous en savons. « Elle nous oblige à penser que les théories et modèles scientifiques reflètent notre représentation de la réalité plutôt que la réalité. » Avec ce type de déclaration, il n’y a rien de neuf. Et le Qbism ne fera pas long feu. Il suffit de retourner aux sources de la mécanique quantique et intérioriser les déclarations fondatrices de N. Bohr et de W. Heisenberg qui auront bientôt un siècle. Elles ont souvent été oubliées dans leur essence fondatrice mais jamais elles n’ont été fondamentalement contredites.
Revenons à M. Gromov : « La réalité existe et n’existe pas à la fois… Ce que nous percevons du monde n’est pas le réel ! La réalité, telle que nous la connaissons, n’est que notre réalité interne. C’est notre cerveau qui la « fabrique ». Ce qu’il nous faut comprendre, c’est comment notre cerveau fabrique cette réalité interne. » Ce que M. Gromov ignore ou refuse de prendre en compte c’est que nous progressons. Dans son schéma l’être humain est un être refermé sur son quant-à-soi. Non ! ce point de vue est franchement erroné, l’être humain est habité par une faille qui résulte du fait qu’il est à la fois un ‘Être de la Nature’ et un ‘Être dans la Nature’ et c’est de cette faille que surgit toute la dynamique de la présence du sujet pensant.
Il y a heureusement des laboratoires, des scientifiques, qui commencent valablement à remettre en cause les schémas de croyances établis sur la capacité intrinsèque du sujet pensant à accéder directement à la réalité d’un monde figé, établi, comme le prônait avec force et obstination A. Einstein. La descente du piédestal est extrêmement lente voire douloureuse mais elle est engagée.
Citons Joshua Roebke : « Fondamentalement, la mécanique quantique concerne la façon dont nous autres, observateurs, sommes connectés à l’univers que nous observons. » Ici se trouve exprimé, à travers l’idée de connexion, qu’il y aurait, dans toute quête de connaissances de la part du sujet pensant, un flux d’indications, d’informations, concernant les facultés cérébrales mises en jeu dans la posture caractéristique (de surplomb) du sujet pensant et les cristallisations en retour qui confirmeraient les capacités d’ouvertures de l’anthrôpos sur le monde extérieur. C’est toujours un mixte, entre ce qui est de l’ordre du sujet pensant et de l’ordre du monde extérieur, qui nous revient et que nous devons décrypter.
[1] Savant franco-russe, qui exerce à l’IHES, il est présenté comme un des plus grands mathématiciens du siècle. Selon lui, les 3 principales énigmes de la science actuelle sont : l’univers, la vie et l’esprit humain. Dans le même interview, il indique qu’il y a de nombreuses raisons de penser qu’il y a de nombreux univers, et même de très nombreux univers.
[2] Voir les travaux de Christopher Fuchs, Carl Caves, Ruediger Schack.