Synthèse : un Monde en ‘Présence’
La réponse à la question de l’instantanéité, de la simultanéité, ne nous est pas accessible car le ‘sujet pensant’ est toujours là, sa présence implique qu’il y ait toujours un avant et un après qui ne peuvent se superposer. En conséquence la relativité de l’instant, du maintenant, ne peut être pris en considération par l’observateur. Cela n’a pas de sens d’intégrer et de traiter l’instant absolu au moyen des équations de la relativité restreinte dans leur forme usuelle actuelle. L’affirmation d’Einstein sur les coïncidences spatio-temporelles est hors de portée du ‘sujet pensant’, du physicien : « Ce qui du point de vue physique est réel… est constitué de coïncidences spatio-temporelles. Et rien d’autre[1]. »
La présence inexpugnable du sujet se caractérise par le temps propre du sujet τs qui est tout au plus de l’ordre de 10-23 à 10-25s et peut-être plus petit encore, mais il ne peut jamais, évidemment, se confondre avec ce que l’on appelle le temps de Planck sur le plan quantitatif et encore moins sur le plan qualitatif. Je retiens cet ordre de grandeur maximum pour τs car, par exemple, c’est à l’échelle de cet intervalle de temps que se situe la problématique de l’ambivalence du monde réel et du monde virtuel. Certains physiciens considèrent que les particules virtuelles sont pures constructions de l’esprit, assurant le lien entre l’avant et l’après d’une interaction, d’autres physiciens considèrent, étant donné leur légitimité théorique, qu’elles font partie d’une réalité et il n’y a là aucun artéfact conçu à l’égard de ces particules intermédiaires.
Qualitativement, le temps propre du sujet : τs, est :
1- une durée définitivement insécable ;
2- un existential ;
3- la condition de la mobilité de la pensée humaine et partant, concomitamment, la condition de la faculté de langage ;
4- le foyer, le siège, de la temporalisation du temps ;
5- une durée irrémédiable et aveugle de l’intelligence humaine ;
6- au cours de cette durée – qui a la valeur d’une ‘faille’ – se joue la compatibilité de l’être de la nature et de l’être dans la nature qui caractérise l’être humain ;
Bref aucune opération de mesure physique ne peut être instantanée, elle implique obligatoirement une durée.
τs est une détermination irrémédiable (atavisme), fondamentale, première, de l’être humain qui en conséquence détermine l’émergence du savoir de l’être humain à propos des lois physiques supposées inscrites dans la Nature. Plus prosaïquement c’est ce que nous nommons dans le corpus de la mécanique quantique : la problématique du rapport Sujet/Objet. A l’intérieur de τs le temps n’existe pas car il n’a aucun support (τs est plus petit ou égal à la scansion primordiale), il en est de même évidemment pour la dimension spatiale. Mon hypothèse est qu’en revisitant un certain nombre de concepts voire de résultats intangibles de la physique fondamentale, il est possible de mettre en évidence des occurrences qui soient en accord avec l’hypothèse de τs, jusqu’à considérer qu’on y trouverait là sa légitimité. Un premier résultat significatif pourrait être considéré comme tel avec l’effet Zénon quantique autrement appelé encore : ‘effet chien de garde’.
Deux convergences identifiées sont particulièrement intéressantes :
Premièrement avec A. Connes quand il affirme : « L’espace-temps est très légèrement non commutatif, en fait le point lui-même dans l’espace-temps n’est pas commutatif. Il a une toute petite structure interne qui est comme une petite clé. Le point a une dimension 0 au niveau de la métrique mais avec ma géométrie (non commutative) il a une structure interne et j’ai un espace de dimension 6 non commutatif. » Selon la conception que j’ai développée le point de dimension temporelle τs est structuré par la présence du sujet.
La deuxième convergence identifiée concerne l’effet Zénon quantique. Cette convergence est discutée plus loin avec l’expérience : 2, que je propose.
En considérant la première convergence, nous pouvons inférer que les extrémités des cônes de lumière ne sont pas constituées d’une pointe mais d’une sphère de diamètre Cτs. Les lignes d’univers des objets quantiques émergent de cette sphère d’indétermination, à la limite elles la tangentent. Les lignes d’univers des objets intriqués sont donc superposées. Dans ce schéma on peut expliquer l’indiscernabilité des objets intriqués qui interagissent durant cette période τs. Les lois représentatives de la relativité spéciale doivent être modifiées en conséquence notamment lorsqu’elles impliquent et traitent les domaines de l’infiniment petit.
Avec τs nous avons une indication que le sujet pensant (le physicien) n’est pas nu de sa propre contribution quand il met en évidence les lois de la nature. Contribution qui ne peut en aucun cas être gommée. Le monde tel qu’il est, ne nous est pas accessible. Les croyants réalistes devraient réviser leur position. La croyance que les lois de la physique sont des lois qui décrivent le monde réel tel qu’il est en dehors de notre présence est erronée. L’être humain est dans sa permanence un être de la nature et un être dans la nature, confer les travaux de Giulio Tononi : « Les facultés conscientes sont apparues au cours de l’évolution des espèces, sous la forme d’une propriété évolutionnaire, constamment en développement et grâce à laquelle les humains peuvent se percevoir comme entités spécifiques dans la nature. »
Deux expériences pourraient aujourd’hui être réalisées en vue de confirmer ou infirmer l’hypothèse d’une contribution indélébile du sujet pensant dans le décryptage des lois de la nature :
1- Nous accumulons les expériences où les objets quantiques font apparaître un comportement ondulatoire quand ils circulent dans des interféromètres (cela vaut aussi pour des objets de tailles macroscopiques comme des molécules de fullerènes : C60). La condition absolue pour que soit observé des franges d’interférences c’est que l’observateur n’ait aucune information spatio-temporelle sur le trajet suivi par l’objet quantique. L’observateur sait qu’il y a quelque chose dans l’interféromètre mais tout est fait pour qu’il ne puisse pas le localiser, alors c’est l’aspect ondulatoire (étendue spatiale) qui s’impose. Je propose de considérer que cette part d’ignorance de l’observateur joue un rôle essentiel. Ce serait donc à cause d’un cheminement archaïque cérébral que l’ignorance spatio-temporelle se trouverait être comblée par une représentation ondulatoire. Je propose de mettre à profit les performances maintenant atteintes de l’imagerie cérébrale et des neurosciences cognitives pour ‘voir’ s’il y a une relation de cause à effet chez l’observateur. Archaïque parce que pour un observateur compétent (formé) la partie du cerveau qui travaillerait serait différente de celle qui est à l’œuvre lorsqu’il pense l’onde résultant d’un savoir acquis.
2- L’autre expérience concerne l’effet Zénon quantique. Tout récemment Henry Stapp a proposé une explication mettant en jeu les spécificités, selon lui, du fonctionnement cérébral pour rendre compte de l’effet Zénon quantique (in ‘Mindfull Univers, Quantum Mechanics and the participating Observer’, édit. Springer). Je suis en désaccord avec sa démarche car notre ignorance du cerveau et partant de son fonctionnement est très importante et nous ne pouvons pas à partir de ce que nous croyons savoir sur lui, rendre compte de l’effet Zénon quantique. Par contre, il est certainement possible de mieux comprendre ce qui se passe dans notre cerveau lorsque nous sommes un observateur actif de cet effet. Là encore, c’est avec les moyens de l’imagerie cérébrale que l’on pourrait évaluer si cet effet est la conséquence plus ou moins directe d’une contribution de l’observateur.
Dès que nous obtiendrons, aux échelles de la mécanique quantique, des indications probantes et convergentes que les propriétés de la nature que nous décryptons, le sont au regard et avec la marque de la présence inexpugnable du sujet pensant, alors, il sera plausible de considérer que cela vaut à toutes les échelles. Cela voudra dire que notre conception de l’univers est franchement déterminée par ce que nos capacités d’être humain sont à mêmes de décrypter mais pas plus.
Dans ce cas, je serais enclin à considérer que notre Univers serait comme enchâssé au sein d’une Eternité[2] où aucun de tous les autres univers possibles ne pourrait être exclu. (Il est délicat d’appeler ces autres possibles : Univers, au même titre que le nôtre car cela supposerait qu’ils seraient habités par des intelligences capables de produire une telle synthèse et que nous les aurions entendues). Parmi tous les possibles nous privilégions celui qui nous est accessible, car nous l’avons rendu intelligible parce qu’il nous correspond. Il serait donc le fruit de notre entendement. Il est intéressant de constater que probablement certains de ces autres possibles apparaissent déjà à la pointe du crayon des théoriciens qui tentent d’extraire toute la quintessence des équations de la physique théorique telle qu’elle est développée actuellement. Citons par exemple A. Barrau[3] : « Nous ne cherchons pas à tout prix à inventer des mondes multiples et des multivers. Mais les théories que nous mettons au point pour résoudre des problèmes bien terrestres conduisent à ces résultats vertigineux. » ; ou encore : « Ils ont même inventé le mot de « paysage » pour décrire l’infini des mondes. Cela laisse de la place à des lois physiques radicalement différentes des nôtres, sans forces nucléaires, sans lumière, avec une gravité plus forte…Et à l’image de la vie dans un oasis, nous serions là où les bonnes conditions sont remplies. Toutes les autres étant ailleurs. »
Notre univers spécifique découle directement de la loi de la relativité générale. L’Univers désigne tout ce qui nous entoure. Mais la vitesse de la lumière étant finie, notre capacité d’observation est limitée. La vitesse de la lumière doit être comprise comme une détermination anthropologique qui nous habite. Elle détermine un horizon concrètement indépassable autant sur le plan physique que sur le plan intellectuel. Nous connaissons la loi de transport des objets matériels qui nous sont familiers à partir d’une situation de repos, jusqu’à des vitesses extrêmement voisines de C. Jusqu’aux confins de C nous pouvons donc nous situer concrètement. Le monde de la lumière est aussi notre horizon intellectuel et le concept de photon représente ce qui constitue effectivement l’amont absolu de la chaîne de causalité. Cela étant dit, actuellement, nous ne pouvons pas penser directement des propriétés de la nature au-delà de cette vitesse. Si je dis ‘actuellement’, cela laisse entendre que cela est provisoire. A l’échelle du temps de l’évolution de l’anthrôpos ce ‘provisoire’ peut durer encore plusieurs générations à l’échelle de la durée de notre existence. Le développement de notre capacité de penser au-delà de la vitesse de la lumière se fera indirectement et s’imposera à partir de ce qui est déjà compris et maîtrisé dans notre univers (peut-être est-ce déjà la situation actuellement !!) mais pour que cela soit consolidé il faudra engager notre pensée au-delà.
En complément de ces hypothèses citons Weinberg : « L’Univers pourrait être beaucoup plus grand que nous ne l’avons imaginé, et englober beaucoup plus que le Big Bang observé autour de nous. Il pourrait comprendre différentes parties – par parties, je désigne diverses choses possibles – dotées de propriétés très différentes et où ce que nous nommons les principes fondamentaux de la nature pourraient être différents, et où même les dimensions d’espace et de temps seraient différentes. Il devrait y avoir un grand principe sous-jacent qui décrit l’ensemble, mais il se pourrait que nous soyons bien plus loin de le découvrir que nous ne l’imaginons aujourd’hui. »
Citons aussi S. Hawking et L. Mlodinov : « Nous modélisons la réalité physique à partir de ce que nous voyons du monde, qui dépend de nous et de notre point de vue. Dès lors, un « réalisme dépendant du modèle » semble préférable au réalisme absolu habituel en physique. »… « Dans ces doctrines, le monde que nous connaissons est construit par l’esprit humain à partir de la matière brute des données sensorielles, et il est mis en forme par le cerveau. Ce point de vue semble difficile à accepter, mais pas à comprendre. S’agissant de notre perception du monde, il n’existe aucun moyen de supprimer l’observateur – c'est-à-dire nous. »
[1] Lettre à Ehrenfest du 26 décembre 1915.
[2] Je propose d’attribuer à ce mot le même sens global que celui auquel se référait A. Einstein quand il affirmait que l’être humain était au cœur d’un monde immuable et éternel donc invariant vis-à-vis des points de vue multiples des observateurs.
[3] Enseignant-chercheur au laboratoire de physique subatomique et de cosmologique de Grenoble et à l’université Joseph Fourier. Invité à l’IAS de Princeton