Une étonnante régression.
C’est avec beaucoup de dépit que je qualifie ainsi ce qui est présenté dans une grande partie du dernier livre de Carlo Rovelli : ‘Par-delà le visible : La réalité du monde physique et la Gravité Quantique’, Edit. O. Jacob.
Dès la page 66, je suis étonné de l’opportunisme de l’auteur qui installe dans les 2 figures un ‘sujet pensant’, puisqu’il lit un journal, mais celui-ci est totalement transparent. C’est-à-dire que si on l’efface rien n’est changé à propos de ce que l’auteur affirme dans cette partie du livre. Dans ces 2 figures l’être pensant n’a aucune épaisseur temporel, aucun ‘temps propre’, bref il n’a aucune ‘Présence’. Or cela revient à occulter le geste principal et essentiel d’Einstein[1]pour fonder la relativité restreinte, c.-à-d. postuler que le temps t’ dans O’ est différent de t dans O. Penser qu’une scansion du temps (Δt) n’est pas la même quand elle est mesurée dans deux référentiels se déplaçant à des vitesses notablement distinctes, oblige à déposer dans chacun de ces référentiels des instruments fabriqués qui mesurent cette différence de l’écoulement du temps. Ces instruments fabriqués, des montres, des clepsydres, etc., déposés, impliquent l’action, la présence au moins implicite, d’un observateur O et un observateur O’. Einstein, lui-même, a mis beaucoup de temps pour formaliser le concept, obligé, d’observateur en Relativité Restreinte[2]. Et à la décharge de C. Rovelli, il faut admettre qu’Einstein n’a jamais considéré, loin s’en faut, qu’il faille attribuer une place, une contribution quelconque, au sujet pensant : lecteur d’un journal, observateur, dans le développement de sa R.R. Par contre on peut interpeller l’auteur à propos de sa croyance forte que fondamentalement le temps n’existe pas (exactement en opposition avec la croyance de L. Smolin qui prétend qu’il est donné dans la Nature), puisque dans ses figures, le temps est là, il s’écoule, indépendamment du lecteur du journal, alors pourquoi peut-il être là ?
En résumé, on doit donc s’étonner de la bévue de l’auteur qui dans la figure 3.2 accompagnée de la légende : « la structure de l’« espace-temps », cf la R.R. Pour chaque observateur, le « présent étendu » est la zone intermédiaire entre le passé et le futur », s’oblige à représenter un observateur qui possède un savoir et que celui-ci peut le rétro-projeter dans le passé ainsi que le projeter dans le futur. Ce savoir, a été élaboré par l’observateur-au-journal, il est intériorisé, il lui appartient en propre, mais C. Rovelli ne lui a accordé aucun Δt au temps t = 0 pour qu’il conçoive se savoir et pourtant il le dénomme « Présent ». Comment peut-on nommer quelque chose qui est rien ? Pour lever ce type de contradiction, depuis de nombreuses années je postule qu’il faut accorder un TpS (temps propre du sujet) de l’ordre de 10-25s à l’Être de connaissance : condition préalable à la fondation de toute connaissance. Ce TpS a évidemment un impact sur les capacités d’investissement de nos facultés intellectuelles et de compréhension des propriétés observables de la nature. C’est une détermination inexpugnable. Ainsi l’affirmation d’Einstein : « Ce qui du point de vue physique est réel… est constitué de coïncidences spatio-temporelles. Et rien d’autre. », est parfaitement stérile car les coïncidences spatio-temporelles ne sont pas accessibles donc pas identifiables au sujet pensant. En conséquence la mécanique quantique et mon hypothèse TpS nous interdisent de considérer que nous pouvons connaître le monde en soi, réel[3].
Il est plausible que le premier reproche que je formule à l’égard du livre de Rovelli c’est son contenu ‘Réaliste’. J’évoque une étonnante régression parce qu’effectivement pour justifier sa thèse de la gravité quantique, il lui faut imposer à priori la thèse du ‘Réalisme’. Logiquement, après un siècle de mécanique quantique, quitte à prendre en compte favorablement la thèse du ‘Réalisme’ il faudrait préalablement qu’elle ait fait fructifier des avancées scientifiques significatives qui la justifie (au moins quelques-unes indicatives). Ce qui n’a jamais été le cas, bien au contraire.
L’auteur n’a pas masqué son projet dans le titre. Il prétend que connaître la ‘réalité du monde physique’ est un projet définissable, et en plus déterminé par la Gravité Quantique. Selon lui, cette réalité n’est pas multiple, en fait, elle se réduit à ce que sont nos capacités de cogitation. On retrouve à nouveau cette conception que l’être humain est doué actuellement, a priori, de penser l’universel, dans sa totalité.
Ce qu’il y a de déroutant et donc profondément erroné dans le livre c’est de prétendre que l’essence de la mécanique quantique est de nous révéler qu’un système physique se manifeste toujours par la relation qu’il entretient avec les autres, et prétendre que la confrontation entre Einstein et Bohr pouvait se résumer ainsi, p.126 : « Einstein ne pouvait admettre l’aspect relationnel de la théorie, le fait que les choses se manifestent seulement dans les interactions. Bohr ne voulait pas céder sur la validité de la manière profondément nouvelle de la nouvelle théorie de concevoir le réel (sic). » Cette façon de dire les choses est dommageable parce qu’il est connu que Bohr n’a jamais eu ce projet de concevoir un quelconque réel, même sous une forme nouvelle, puisque selon lui, la mécanique quantique, étant donné les lois fondamentales qu’il a formulées, nous impose de renoncer à toute velléité de concevoir le réel. Avec Heisenberg, autre fondateur de la mécanique quantique de l’école de Copenhague, qui a toujours été confirmé, voire encore récemment[4], affirme que le postulat d’une réalité physique existant indépendamment de l’homme n’a pas de signification. Il affirme aussi que le seul but de la physique c’est de prévoir correctement les résultats expérimentaux. De même Bohr réfute l’idée « que le but de la physique soit de trouver comment est faite la nature » et propose qu’il soit accepté modestement que : « la physique est seulement concernée par ce que l’on peut dire sur la nature ».
Bohr a été franchement explicite lorsqu’il a été amené à considérer que : « La nécessité d’un renoncement final à l’idéal classique de causalité conduisait à une révision radicale de notre attitude sur le problème de la réalité. » Et in fine les idées de Heisenberg sur la possibilité de comprendre le monde, ont été exprimées très clairement : « Presque tous les progrès de la science ont été payés par un sacrifice, pour presque chaque nouvelle réalisation intellectuelle, les positions et les concepts antérieurs ont dû être révisés. Ainsi, d’une certaine façon, l’accroissement des connaissances a réduit la prétention du savant à comprendre la nature. » Pour lui la physique théorique était essentiellement une activité humaine dont le seul but était de prédire des résultats expérimentaux.
Qui peut déclarer que tous ces propos cités sont obsolètes ? Comme on peut le constater, la dureté de la mécanique quantique c’est qu’elle dit au physicien : « Renoncez à vouloir représenter la Réalité ! »
Depuis Einstein, ceux qui ont tenté de rétablir ouvertement une conception réaliste de la physique (de J. Bell, à l’école actuelle italienne dite : ‘GRW’) ont échoué.
L’illusion ‘Réaliste’ de Rovelli, conduit à reléguer l’observateur a un rôle plutôt occasionnel, alors que la compréhension essentiel de la mécanique quantique réside dans le fait irrévocable qu’un phénomène physique quantique ne saurait être décrit sans son observation, et qu’un même objet (système) quantique peut avoir un apparaître différent suivant l’appareil de mesure choisi par l’observateur : c’est la thèse de la complémentarité[5]. Pour l’observateur, il n’y a pas d’objet, ni de système quantique, intelligible, en dehors de la façon dont il nous apparaît. En dehors de cette contrainte aucun discours scientifique sensé ne peut être tenu par le sujet pensant.
Je comprends la tentative d’évacuer le rôle éminent de l’observateur de la part de C. Rovelli à partir de la page 224, puisque nous ne devons pas oublier qu’une interaction d’observation est toujours une interaction d’un objet quantique avec un objet macroscopique et ce n’est pas cette interaction-là qu’évoque l’auteur : « Pourquoi la notion d’information est-elle utile, et peut-être même fondamentale pour comprendre le monde ? Pour une raison futile : elle mesure la possibilité des systèmes physiques de communiquer entre eux… p.228, toute la structure de la mécanique quantique peut être lue et comprise en termes d’information de la façon suivante. Un système physique se manifeste seulement et toujours en interagissant avec un autre. La description d’un système physique est donc toujours faite par rapport à un autre système physique, celui avec lequel le premier interagit. Toute description de l’état d’un système physique est donc toujours une description de l’information qu’un système physique a d’un autre système physique, c’est-à-dire de la corrélation entre les systèmes. Les mystères de la mécanique quantique deviennent moins épais si nous l’interprétons (sic) de cette façon, à savoir comme la description de l’information que les systèmes physiques ont l’un de l’autre… »
Grâce au concept d’information[6] dont chaque objet serait vecteur d’une information propre qui le caractériserait (à un instant donné), C. Rovelli envisage qu’il y ait une traçabilité de ces objets en dehors de la procédure standard de l’observation quantique. Il pense qu’il est possible de spéculer sur les corrélations entre les systèmes et à partir de là, il nous entraîne dans ce qu’il croit être la réalité quantique ou le monde quantique. C’est une extrapolation tentante et qui a déjà été tenté sans réussite jusqu’à présent. Son idée étant que nous vivons au-dessus d’un monde quantique et par exemple la gravité quantique serait la loi du dessous ou de l’avant du monde macroscopique de notre immédiateté.
La mécanique quantique est l’expression de notre rapport avec la nature aux échelles de plus en plus microscopique. Avec ces propriétés c’est la façon dont la nature nous apparaît à nous ‘sujet pensant’ irrémédiablement macroscopique, intellectuellement formatés par les concepts macroscopiques. La mécanique quantique est notre façon d’interpréter les propriétés de la nature lorsque nous l’auscultons avec des outils qui scrutent l’infiniment petit. Nous ne pouvons pas dire que la nature est ainsi à ces échelles, ce que nous pouvons dire c’est ainsi qu’elle nous apparaît étant donné ce que nous sommes.
Page 127, l’auteur ramasse sa pensée et à mes yeux toutes les questions qu’il formule sont, à l’heure actuelle, toujours parfaitement appropriées : « Mon opinion est que nous devons accepter l’idée que la réalité n’est qu’interactions. Physiciens et philosophes continuent à s’interroger sur ce que signifie vraiment la théorie, et, ces dernières années, les articles et les colloques sur la question se sont multipliés. Qu’est-ce que la théorie des quanta, un siècle après sa naissance ? Une extraordinaire plongée en profondeur dans la nature de la réalité ? Une méprise, qui fonctionne par hasard ? Un morceau incomplet du puzzle ? Ou l’indice de quelque chose de profond que nous n’avons pas encore bien assimilé et qui concerne la structure du monde ?
L’interprétation de la mécanique quantique que j’ai présentée ici est celle qui me semble la moins irrationnelle. Elle est appelée « interprétation relationnelle »… »
Effectivement, après un siècle, la théorique quantique, nous bouscule, notre rationalité est mise à l’épreuve, notre capacité de prédiction est mise à mal. Toutes les exclamations : ‘Euréka, j’ai compris !’ n’ont été que feu de paille. Et pourtant que d’exploitations technologiques elle engendre avec succès ! L’intrication qui est une propriété si inattendue est déjà une source d’exploitation technologique.
C. Rovelli nous rappelle que : « Physiciens et philosophes continuent à s’interroger sur ce que signifie vraiment la théorie, et, ces dernières années, les articles et les colloques sur la question se sont multipliés. » Les multiples réunions, around the world, des physiciens et des philosophes, pendant cette décennie, n’ont pas malheureusement dénoué les questions posées. Cette volonté de décloisonnement des connaissances et réflexions est pertinente. J’ai déjà, à plusieurs occasions, proposé de faire appel à d’autres domaines scientifiques, et proposé que des expériences d’observation (au moins une) soient réalisées avec des neuroscientifiques et avec la contribution de l’imagerie cérébrale (voir article du 27/08/2012). Ainsi, peut-être que la propriété de la complémentarité : apparaître ondulatoire ou apparaître corpusculaire à l’observateur pourrait être élucidé.
[1] Geste que ni Poincaré, ni Lorentz, n’ont su anticiper, n’ont su penser, car ils raisonnaient, bien trop, en tant que mathématicien.
[2] En fait le concept d’observateur apparaît naturellement, sans explication, en 1936, dans un ouvrage commun écrit avec Infeld : L’évolution des idées en physique. On peut penser qu’à cette occasion, Infeld en personne a dû contribuer à combler ce déficit conceptuel.
[3] Voir article du 21/12/2011 : « L’être humain est-il nu de toute contribution lorsqu’il décrypte et met en évidence une loi de la Nature ? »
[4] Expérience de pensée d'Einstein-Bohr réalisée à l'échelle moléculaire, dont le résultat conforme au point de vue de Bohr a été publié début décembre 2014. Cette expérience réalisée est d’une très grande qualité et aucun doute ne peut être exprimé quant à la valeur de son résultat.
[5]Contrairement à la thèse du ‘Dualisme’, la thèse de la ‘Complémentarité’ exclut que l’objet quantique puisse être considéré comme de la somme de ses apparaîtres différents. Ainsi il est erroné de penser onde et particule. Ce qui est juste, c’est de penser onde ou particule, c’est selon les conditions de l’observation. Si l’on veut quand même additionner, il faut que dans cette addition soient intégrées les conditions d’observation.
[6] Jusqu’à présent, je considère que le concept d’information n’a aucune ‘signification intrinsèque originale’ qui puisse concerner la mécanique quantique et l’enrichir.