Les nouveaux paysages : physiques ? intellectuels ? bref scientifiques, de l’anthrôpos.
C’est au sein d’une Eternité, parmi tous les possibles que l’anthrôpos creuse sa connaissance d’un Univers régi par les lois qui correspondent aux déterminations qui nous constituent.
Tous les possibles sont de plus en plus souvent évoqués par les cosmologistes qui découvrent qu’à la pointe de leur crayon nos propres équations annoncent ces éventualités. « Nous ne cherchons pas à tout prix à inventer des mondes multiples et des multivers. Mais les théories que nous mettons au point pour résoudre des problèmes bien terrestres conduisent à ces résultats vertigineux[1]. » Que ce soit avec la théorie des cordes, ou à cause d’une interprétation spécifique de la mécanique quantique de Hugues Everett, ou tout autres théories, ces symptômes : de multivers, d’univers parallèles ou de multitude de paysages, nous indiquent ce surgissement de possibles probablement illimités que nous, anthrôpos, sommes à même d’appréhender, tout au moins leurs lisières. Il n’est pas nécessaire que ces théories soient classiquement justifiées pour prendre en compte le symptôme qu’elles révèlent. Cet ensemble de convergences n’est pas le fruit du hasard.
‘Au sein d’une Eternité’ : parce que la somme de tous les possibles équivaut à cette éternité Parménidienne (intemporelle, immuable) qui était peut-être celle-là qui constituait le socle du préalable philosophique qui guidait A. Einstein dans sa quête d’un monde réel. Nous devons considérer que l’addition de toutes les déterminations constitue un ensemble où plus aucune de celles-ci ne peut constituer un lien propre avec l’intelligence qui atteindrait l’extraordinaire faculté d’une synthèse authentiquement universelle. Cela pourrait se confondre avec le ‘Rien’ absolu ou le ‘Vide’ parfait qui nous interpelle.
Notre Univers n’est pas factice, il est un de ces possibles, enchâssé au sein de l’Eternité, décrypté et validé par l’être : sujet pensant, que nous sommes, représentant d’une évolution des êtres vivants, des plus sophistiquées et abouties. Mais sujet pensant qui ne peut prétendre à la connaissance universel car déterminé. Maurice Merleau-Ponty, l’avait appréhendé et énoncé dans ses cours du Collège de France (1956-1957) : « Au ‘Je pense’ universel de la philosophie transcendantale doit succéder l’aspect situé et incarné du physicien. » Ce qui est proposé là est insupportable pour la très grande majorité des physiciens mais cette proposition doit être assumée pour résoudre les apories sur lesquelles butent, depuis plus ½ siècle, les physiciens théoriciens. C’est le prix à payer pour dépasser les bornes actuelles de notre Univers sur le plan conceptuel et sur le plan paradigmatique. Les bornes, provisoires, sont donc plus celles de nos connaissances actuelles que celles d’un Univers ayant une identité irrémédiable.
Notre savoir est déterminé et le sera toujours sans être pour autant limité. (La lecture du livre de H. Zwirn : ‘Les limites de la connaissance’, édit. O. Jacob, 2000, m’a convaincu qu’il ne fallait pas faire ce genre de confusion.)
Ma première confrontation avec l’ambition immédiate, chez le physicien, d’accéder à la connaissance universelle s’est significativement produite lorsque j’ai lu cette affirmation d’Einstein : « Ce qui du point de vue physique est réel… est constitué de coïncidences spatio-temporelles. Et rien d’autre. » (Lettre à Ehrenfest, 1915). Or de mon point de vue ces coïncidences ne nous sont pas accessibles, qu’elles aient lieu ou pas, nous ne pouvons pas développer un discours, sensé, scientifique sur ce sujet. Pour étayer ce propos, je vais me concentrer plus particulièrement sur la coïncidence temporelle. Là encore, sur ce sujet, A. Einstein fut péremptoire (en 1955) : « Pour nous, physiciens croyants (sic), la séparation entre passé, présent et avenir, ne garde que la valeur d’une illusion, si tenace soit-elle. ». On sait que cette affirmation provient des propriétés de la relativité restreinte telles qu’elles sont entendues par son auteur et on peut comprendre que le préalable philosophique d’Einstein en ce qui concerne sa conception : ‘Réaliste’, sans concession, motive ce type de croyance. Mais le fait que cette affirmation soit réitérée et propagée ½ siècle après, d’une façon violente et intransigeante[2] : « Le fait que le passage du temps (le maintenant) ne corresponde à rien dans la réalité physique… » (Voir Thibault Damour conférence en 2000), doit nous laisser perplexe.
D’Einstein à Damour, entre-temps, un autre scientifique avait énoncé : « On pourrait croire que la temporalité est un cadre inné de la pensée. Elle est produite, en réalité, dans et par l’énonciation. De l’énonciation procède l’instauration de la catégorie du présent, et de la catégorie du présent naît la catégorie du temps. Le présent est proprement la source du temps. Il est cette présence au monde que l’acte d’énonciation rend seul possible, car, qu’on veuille bien y réfléchir, l’homme ne dispose d’aucun autre moyen de vivre le ‘maintenant’ et de le faire actuel que de le réaliser par l’insertion du discours dans le monde. » E. Benveniste : ‘Problèmes de linguistique générale’, vol 2, Paris 1974. (Circonstance heureuse : ‘Les dernières Leçons au Collège de France (196861969)’, d’Emile Benveniste, viennent d’être éditées en avril. Edit. EHESS, Gallimard, Seuil.)
Je dis bien « un autre scientifique ». Pourquoi les physiciens prétendent-ils maîtriser le savoir ultime au point de se permettre de négliger, voire de mépriser, le travail de ceux qui ont réfléchi à partir d’autres champs de connaissances mais qui formulent des conclusions recouvrant exactement des domaines qui concernent les physiciens ? Voilà encore un exemple néfaste du cloisonnement entre les disciplines scientifiques. Evidemment ce ne sont pas les disciplines qui sont en cause mais plutôt les acteurs de ces disciplines. Est-ce que nous sommes encore à l’époque de la métaphysique Cartésienne qui prétendait que le tronc de ‘l’arbre de la connaissance’ était constitué de la connaissance en physique ? Les autres connaissances n’étant que des excroissances. Est-ce que, comme l’indique E. Benveniste à propos de la temporalité, il est insupportable pour Th. Damour de considérer que le physicien, quand, par les moyens de ses capacités intellectuelles, il révèle des propriétés de la nature, alors celles-ci sont marquées à coup sûr de l’empreinte indélébile qui caractérise l’identité du sujet pensant ? C'est-à-dire que dans les lois de la physique il y a la marque de l’humain qui les pense. Il ne peut pas être expulsé des lois de la nature. Est-ce que dans une certaine mesure, à travers A. Einstein, Th. Damour veut se distinguer de ses contemporains et situer ailleurs sa vocation de physicien comme le prétendit I. Newton pour lui-même – mais en affirmant au contraire une ontologie du temps – quand dans ses Principia il donne comme définition du temps : « Le temps existe dans et par lui-même et s’écoule tranquillement sans référence avec quoi que ce soit d’extérieur. » Ce temps absolu est sans rapport avec le temps relatif : « … apparent et vulgaire qui est cette mesure sensible et externe d’une partie de durée quelconque [ … ] prise du mouvement : telles sont les mesures d’heures, de jours, de mois, etc., dont on se sert ordinairement à la place du temps vrai. »
Toujours est-il que nous sommes actuellement ballottés d’affirmation péremptoire en affirmation péremptoire : « Non, le temps n’existe pas. », dixit Carlo Rovelli ; « Oui le temps existe. », dixit Lee Smolin.
Ce que l’on appelle le ‘maintenant’ est habité. Il n’est pas, il n’est jamais, réductible à un ∆t = 0., ∆t a toujours une valeur minimale que je désigne par TpS (temps propre du sujet, de l’ordre de 10-25s, voir mon article posté le 21/12/2011). Il est une émanation du socle de la ‘Présence’ du sujet pensant, il est une détermination inexpugnable du sujet pensant. Il est aussi un point aveugle de notre intelligence et de notre faculté de conception.
Peut-être que d’une autre façon, à travers une démarche intellectuelle tout à fait différente, A. Connes dit quelque chose de semblable lorsqu’il affirme dans son référentiel de la géométrie non commutative : « L’espace-temps est très légèrement non commutatif, en fait le point lui-même dans l’espace-temps n’est pas commutatif. Il a une toute petite structure interne qui est comme une petite clé. Le point a une dimension 0 au niveau de la métrique mais avec ma géométrie (non commutative) il a une structure interne et j’ai un espace de dimension 6 non commutatif. »
Cette structure interne repérée par A. Connes mériterait d’être auscultée. Ce mathématicien talentueux devrait toutefois mettre en jeu une capacité d’appréciation qui transcende celle du mathématicien pure pour probablement dévoiler plus avant la nature de la structure interne qu’il a rencontrée à la pointe de son crayon.
Sans provoquer un quelconque abus d’interprétation, je crois que l’analyse, faisant suite, des quelques pages du livre de Lawrence Krauss : ‘A Universe from nothing’[3], permet d’illustrer et de conforter les arguments développés ci-dessus.
A la page 175 de son livre, L. Krauss reconnaît une vraie déception quant à sa vocation de physicien. D’où provient cette déception ? Quelle est cette croyance erronée qui conduit immanquablement à la déception du chercheur ?
En espérant que ma traduction est pour l’essentiel correcte: «L’éventualité que notre univers ne serait qu’un parmi un ensemble infini d’univers distincts et causalement séparés, et qu’au sein de chacun de ceux-ci un nombre quelconque d’aspects fondamentaux relatifs à la réalité physique puisse être différent, ouvre de vastes possibilités inédites de comprendre notre existence.
Comme je l’ai indiqué, ce qu’il y a de plus détestable dans ce cas de figure, avec ses implications concrètes, c’est que la physique, à un certain niveau fondamental, ne soit plus simplement qu’une science de l’environnement. (Je trouve ceci détestable parce que j’étais porté, motivé, par l’idée que le but de la science était d’expliquer pourquoi l’univers devait être ce qu’il est et comment il devint ainsi. Si tout au contraire les lois de la physique comme nous les connaissons sont simplement des accidents corrélés à notre existence, alors cet objectif fondamental était déplacé. Toutefois, je surpasserai mon préjugé si cette idée devenait vérité. »
Cette déception de L. Krauss provient du fait qu’il a une conception extrêmement cloisonnée, figée : d’une part l’existence de l’être humain et d’autre part l’univers, la nature. Comme s’il pouvait y avoir un Univers indépendamment de ce que nous sommes, nous, êtres humains avec les déterminations qui nous constituent et que nous véhiculons et nos capacités de décryptage qui ne sont pas universelles. Comme s’il pouvait y avoir une représentation de l’univers en dehors de ce que sont nos capacités d’investissement intellectuel et des déterminations de sujet pensant ? Tout autre serait le sentiment de L. Krauss s’il voulait bien intégrer, dans son activité de chercheur en physique fondamentale, la pensée que : tout savoir nouveau conquis, fiable, est autant un savoir sur la nature qu’un savoir qui contribue à l’émancipation du sujet pensant, qui accroît la faculté de surplomb de ‘l’être dans la nature’ que nous sommes sans perdre de vue ‘l’être de la nature’ que nous sommes aussi[4]. Pour éviter toute nouvelle déconvenue L. Krauss devrait considérer que les connaissances fondamentales sont celles qui ont trait au rapport, à la relation, entre le sujet pensant et la nature. Dans ce cas toute nouvelle conquête de compréhension de cette nature constitue une extension de nos capacités intellectuelles. Cela est donc une émancipation et un enrichissement du sujet pensant. A ce titre, j’invite à considérer qu’il est plus l’auteur de ce qu’il fait apparaître que le découvreur de ce qui serait effectivement dans la nature. Partant, il est l’auteur de ce qu’il est et de ce qu’il devient. En même temps cette dynamique montre à quel point l’être humain a une sacrée responsabilité vis-à-vis de cette nature.
Page 176 : Avec la théorie du multivers, le ‘terrain de sport’ (sic) est largement modifié… « Lorsqu’on réfléchit à la création de notre propre univers et sur les conditions qui doivent être réunies pour que cela arrive.
« En premier lieu, la question à propos de ce qui détermine les lois de la nature qui permettent à notre univers de se former et d’évoluer devient moins significatif. Si les lois de la nature sont elles-mêmes le fruit du hasard et des circonstances, alors il n’y a pas de cause prescriptible à attribuer à notre univers. Avec le principe général que ce qui n’est pas interdit est possible, alors nous sommes assurés, dans ce cas de figure, qu’un univers peut survenir avec les lois que nous avons découvertes. Aucun mécanisme et aucune entité n’est requise pour fixer les lois de la nature telles qu’elles sont. »
Ainsi la première phrase (a priori iconoclaste) de mon article prend tout son sens et dit comment il faut comprendre les choses.
Page 177 : « Il se pourrait qu’il n’y ait absolument aucune théorie fondamentale. »
« Je me réconforte avec la déclaration de Richard Feynman que je présente dans son intégrité : « Les gens me disent : « Êtes-vous à la recherche des lois ultimes de la physique ? » Non, je ne le suis pas. Je cherche à mieux connaître le monde, et si cela conduit au résultat ultime de tout expliquer par une seule loi, alors ce sera ainsi. Ce serait agréable d’obtenir ce résultat. Si cela conduit à la découverte que c’est comme un oignon avec des millions de couches, et que nous devenions déçus et fatigués de ne révéler que des couches successives, alors il faudra s’en contenter…Mon intérêt pour la science est tout simplement : découvrir plus à propos du monde, et le plus que je découvre, le mieux cela est. J’aime découvrir. »
Peut-être qu’il faut aussi ce méfier de ce pragmatisme, de cet empirisme comme si l’être humain n’était qu’une sorte d’ingénieur, qui mène son activité en toute neutralité, sans horizon, sans désir. L’être humain n’est pas un être froid quand il est actif, quand il est ouvertement dans l’existence car en permanence il se fonde.
La thèse que je propose est anthropocentrique, certes, mais l’anthrôpos ne ‘voit’ pas tout, ne sait pas tout, ne décrypte pas tout, n’accède pas à une totalité de ce qui serait. Il ne subit pas ce qui, pour lui, progressivement fait sens, au contraire, il puise là, les ressources pour aller toujours au-delà.
[1] De Aurélien Barrau, du laboratoire de physique subatomique et de cosmologie de Grenoble. Entre autres, écouter (sur Internet) sa conférence donnée à l’I.A.P. le 7 février 2012.
[2] Cela est dit ainsi : « Le XXIe siècle nous apportera donc peut-être (espérons-le) de nouveaux bouleversements de l’appareil conceptuel que l’homme utilise pour comprendre (et dominer (sic)) l’univers. Il est cependant attristant (sic) de constater que malgré l’ancienneté des grandes révolutions conceptuelles du XXe siècle (relativité restreinte 1905, relativité générale 1915, théorie quantique 1925-1930) la plupart de nos contemporains pensent et vivent le monde selon les cadres de pensée du XIXe siècle (qui eux-mêmes remontaient pour la plupart au XVIIe siècle). Par exemple, le fait que le passage du temps (le « maintenant ») ne corresponde à rien dans la réalité physique…comme l’affirmait Einstein…
[3] Free Presse, janvier 2012, New York, London…
[4] A ce sujet les derniers résultats des travaux d’analyse génomique sur l’homme et le gorille, le chimpanzé et l’orang-outang, les quatre espèces qui ont partagé le même ancêtre commun, il y a 10 millions d’années, présentent des conclusions intéressantes (voir site Techno-Sience article du 10/03/2012). Les chercheurs ont découvert que chez ces espèces, les gènes liés à la perception sensorielle, à l’ouie et au développement cérébral, ont montré des signes d’évolution accélérée, particulièrement chez l’humain et le gorille. Contrairement à la suggestion d’autres scientifiques qui considéraient que l’évolution rapide, des gènes humains liés à l’audition, était en corrélation avec celle du langage. En conséquence la Nature a œuvré longtemps avant que l’être humain devienne un être parlant, donc un être explicitement pensant.