Sacrée Aventure
Je situe le début de cette sacrée aventure lorsqu’Albert Einstein formula l’hypothèse très hardie que le champ spatio-temporel et le champ gravitationnel devaient être mathématiquement associés. Et ce champ « géométrico-gravitationnel » est mathématiquement représenté par le champ tensoriel gµν. Cette aventure de la relativité générale est ainsi scellée par deux traits d’union qui relient Matière – Espace – Temps. Ce qui a mon sens est remarquable c’est que l’égalité définie entre champ géométrico-gravitationnel et le champ tensoriel gµν correspond à une opération intellectuelle de compréhension nouvelle d’une propriété purement physique de la part d’Einstein en lien avec un prélèvement purement mathématique d’objets de cette nature que représente gµν conçu depuis 1854 et proposé par Bernhard Riemann (1826-1866).
En effet la géométrie riemannienne est une géométrie qui dépasse la géométrie plane euclidienne en introduisant le concept de variétés géométriques. Il s’agit de géométries qui génèrent des surfaces de plus grande dimension (n dimensions) qui peuvent avoir tous types de courbures et munies de métriques permettant de calculer des chemins, géodésiques, des longueurs. C’est une géométrie analytique qui utilise les coordonnées locales.
Einstein a considéré qu’il y avait une parfaite convergence entre ce qu’il cogitait dans les années 1910 en tant que physicien pur et ce qu’avait cogité Riemann en tant que mathématicien pur dans les années 1850. Les Platoniciens ne sont pas étonnés de cette totale convergence car selon eux l’univers est l’œuvre d’un Divin Mathématicien, il faut donc apprendre à lire mathématiquement les pages de cet univers pour mettre en évidence son ordonnancement ‘physique’. Je ne partage pas ce point de vue mais les mathématiques sont des outils essentiels pour les physiciens ainsi on peut dire que les travaux de Riemann ont ouvert la voie à la théorie de la relativité générale en fournissant un langage formel, rigoureux, communicable aux autres physiciens et correspondant à l’état de la pensée einsteinienne. Il ne faut pas exclure non plus que les travaux de Riemann aient contribué à l’établissement de la pensée d’Einstein.
Entre l’époque de la pensée riemannienne et celle de la pensée einsteinienne objectivement, il faut prendre en compte l’époque intermédiaire correspondant à la pensée maxwellienne qui a très favorablement contribué au développement des hypothèses d’Einstein. En effet c’est Maxwell qui a introduit la notion de champ avec Ampère et Faraday et nous devons l’entendre comme un développement de la notion de force vecteur que l’on doit à Newton. Toujours est-il qu’une première unification de champs est proposée par Maxwell avec l’hypothèse du champ électromagnétique dont l’équation de propagation marque une étape très importante pour l’avènement de la physique classique moderne y compris la relativité restreinte. Dans ce cadre je veux illustrer ce qui correspond au clivage Platonicien et non Platonicien. Dans un article d’Avril, Edouard Brézin (qui fut, il y a une dizaine d’années, Président de l’Académie des Sciences), nous dit : « Maxwell, en 1865, comprend que la lumière est une onde de vibration des champs électrique et magnétique, dont il calcule la vitesse de propagation. » Un non Platonicien conséquent dira : « que la lumière est bien représentée par une onde de vibration des champs… », il est très réducteur d’attribué une ontologie à un concept mathématique. Enseigner les choses de cette façon est franchement erroné ou alors il faut signaler à l’auditoire et/ou au lecteur le parti pris philosophique qui est sous-jacent. D’ailleurs, Maxwell n’était pas dupe, il commentait ses recherches en indiquant que les physiciens avaient à leurs dispositions un filet, comme celui des pêcheurs, mais celui-ci constitué du réseau des connaissances mathématiques, qu’ils lançaient dans la nature et en le relevant, dans les mailles de leur filet pouvaient émerger certaines connaissances nouvelles sur la nature. Il n’oubliait pas de préciser que le reste passait au travers des mailles et qu’il fallait inlassablement relancer le filet. L’exhaustivité ontologique est un leurre qu’il n’est pas bon, à mes yeux, d’entretenir.
En écrivant le présent article, je pense à celui que j’ai posté précédemment le 14 Mai : ‘Chemin escarpé menant à un au-delà de la Relativité Générale’ car pour percevoir et franchir l’au-delà de la Relativité Générale il faut, pour le moins, comprendre toute sa force heuristique et appréhender sa/ses limite(s). Actuellement ce n’est pas le cas, il y a une quasi-unanimité pour reconnaître que la physique théorique est en crise depuis plusieurs décennies, que notre compréhension, interprétation de l’espace et du temps, surtout du temps, en sont très probablement en cause. Et que cela est rendu compte par l’impossibilité théorique d’intégrer dans un même corpus à la fois la mécanique quantique et la relativité générale dans une échelle commune de l’infiniment petit et des très hautes énergies. Or l’hypothèse hardie d’Einstein : « Le champ spatio-temporel et le champ gravitationnel ne font qu’un. Et ce champ « géométrico-gravitationnel » est mathématiquement représenté par le champ tensoriel gµν. » a priori ne peut toujours pas être remis en cause.
C’est en 1919, lors d’une éclipse totale du soleil, qu’Eddington observa que la trajectoire (géodésique) suivi par les rayons lumineux passant près du disque solaire se courbe exactement comme prédit par les équations d’Einstein calculant la déformation de cette géodésique induite par le voisinage de la masse solaire, pour un observateur terrestre. L’hypothèse de l’interdépendance entre matière, espace et temps est pour la première fois validée à cette occasion. Les exemples très convaincants de cette validation ne manquent pas et ils sont intégrés dans les instruments de notre vie quotidienne aujourd’hui.
Toutefois il est parfaitement possible que parmi tous ceux qui reconnaissent la valeur remarquable de la loi de la relativité générale, il y ait des interprétations très distinctes voire antinomiques. Par exemple, il y en a qui affirment que le temps est réel, c’est-à-dire est donné dans la nature, d’autres affirment que le temps physique n’existe pas, d’autres conjecturent que la gravitation est émergente. Donc, malgré l’hypothèse très forte et très contraignante d’Albert Einstein il y en a qui trouvent de la marge d’interprétation compatible avec les résultats authentifiés par les équations de la R.G. bien que certaines de ces interprétations soient l’objet de contorsions[1]. En effet Einstein a réuni dans un champ « géométrico-gravitationnel » unique : l’espace, le temps, la gravitation et l’interprétation par C.Rovelli d’une identification de l’espace-temps avec le champ gravitationnel constitue une extrapolation qui n’est pas bienvenue dans le moule de la pensée d’Einstein bien qu’après coup l’espace-temps est à nouveau distingué selon un processus bizarre appelé : ‘métabolisme’. De plus les équations de la mécanique quantique fonctionnent très bien avec une conception du temps non relativiste c’est-à-dire avec une conception du temps classique newtonien.
On connaît mal le cœur de la loi de la R. G. J’utilise cette expression pour indiquer que nous ne savons pas globalement exploiter analytiquement ses équations car c’est une loi générale avec 10 composantes non linéaires. C’est uniquement dans le cadre de symétries identifiées que nous obtenons des simplifications qui permettent de réduire le nombre d’équations. Ainsi les objets célestes sont souvent sphériques ou assimilés, dans ce cas de symétries sphériques les calculs avec la R.G. sont vraiment simplifiés. Lorsque par exemple nous essayons de rendre compte de coalescences de trous noirs, le champ gravitationnel est tellement élevé et dans ce cas les distorsions de l’espace-temps tellement importantes que nous ne pouvons pas exploiter la loi en tant que telle mais procéder par la voie numérique et ce sont les ordinateurs dotés d’algorithmes qui nous livrent des modèles probables d’ondes gravitationnelles se propageant dans le ‘tissu’ spatio-temporel et en conséquence détectables par les interféromètres terrestres.
Il est pensé qu’avec ces évènements célestes et extrêmes nous identifierons les limites de la validité de la relativité générale et ainsi les bases d’une nouvelle théorie complémentaire déjà nommée : gravité quantique, sont recherchés. Les perspectives ne sont pas enthousiasmantes. Dixit C. Rovelli[2], page 35 : « ‘Beaucoup de modèles ont été éliminés’ : La théorie des cordes et la gravité quantique à boucles ne sont pas les seules pistes pour une gravité quantique. D’autres ont été explorées et ont parfois été mises en grande difficulté par l’expérience… » Plus loin, page 36, l’auteur indique que la théorie des cordes ne peut pas être la bonne théorie candidate : « …Ces différents exemples de résultats observationnels et expérimentaux nous ont fait progresser sur ce que peut être la gravité quantique. Ainsi, les spécialistes de la théorie des cordes qui, dans les années 1980, pensaient résoudre rapidement le problème de la gravité quantique ont dû revoir leurs objectifs. » C. Rovelli nous dit ensuite que sa théorie de la gravité quantique à boucles reste donc la plus crédible et il s’empresse de citer des exemples sur lesquels sa théorie serait en mesure d’apporter des explications. La difficulté c’est que ces exemples sont des produits de théories purement spéculatives et donc ses propositions de preuves sont aussi spéculatives.
Voyons ce qui, selon mon point de vue, conduit à une fragilité conceptuelle de la gravité quantique à boucles. Je cite encore C. Rovelli, page 34, « …on postule que l’espace-temps (sic) lui-même est sujet à tous les phénomènes typiques de la physique quantique, avec la conséquence, en particulier, que l’espace (sic) ne serait pas continu, mais discrétisé : aires et volumes deviennent des grandeurs quantifiées, qui ne peuvent être arbitrairement petites. » On constate dans cette phrase un manque de rigueur car pourquoi évoquer l’espace-temps alors qu’il n’y a que l’espace qui serait discrétis(able) dans sa théorie. Ce résultat théorique des aires et volumes quantifiés fut proposé il y a une bonne vingtaine d’années avec Lee Smolin. Il est remarquable que l’un et l’autre soient maintenant en total désaccord à propos du temps, puisque L. Smolin milite pour un temps réel donné dans la nature alors que C. Rovelli prétend que le temps n’est pas donné et serait émergent pour des raisons thermodynamiques liées à la problématique de l’irréversibilité.
De plus, on peut s’étonner de mettre en avant une théorie de la gravité quantique à boucles avec seulement une production théorique d’aires et de volumes quantifiés… aux dimensions de la longueur de Planck. C’est à ce niveau qu’il y a une extrapolation d’interprétation qui n’est pas bienvenue. En effet l’auteur postule « Au contraire, l'espace-temps est identifié avec le champ gravitationnel… », voir citation 1. Cette contorsion avec ce qui s’ensuit à propos du ‘métabolisme’ est nécessaire pour pouvoir affirmer : « discrétiser l’espace c’est discrétiser la gravitation. »
Maxwell en associant dans un même champ, le champ magnétique et le champ électrique, n’a pas pour autant annulé la signification physique distincte de chacun de ces champs avec l’hypothèse du champ électromagnétique. Einstein n’a pas préconisé que l’espace et le temps, ni l’espace-temps, n’avaient plus de significations physiques propres en les associant avec le champ gravitationnel dans un champ unique « géométrico-gravitationnel »
En conséquence la sacrée aventure de la relativité générale n’est pas à la veille d’être relayée par une nouvelle aventure qui serait quantique.
[1] Certaines de ces interprétations sont l’objet de contorsions illustrant qu’il n’est pas simple pour un physicien qui veut être entendu par ses pairs de s’émanciper des hypothèses einsteiniennes, je cite : « Au contraire, l'espace-temps est identifié avec le champ gravitationnel (c.a.d. avec le champ dynamique). Cette interprétation est à la base de la gravité quantique à boucles. Un exposé complet se trouve dans le livre de Carlo Rovelli "Quantum Gravity" (section 2.3.2 ‘la disparition de l’espace-temps’). Néanmoins l'espace-temps est toujours bien présent (sic) dans la théorie, sous cette nouvelle forme dynamique, qu'ici nous appelons le "métabolisme" de l'espace-temps. Ainsi donc, pour répondre à votre question : ce qu'on appelle l'espace-temps et le champ gravitationnel sont ultimement la même chose. Puisque que c’est un objet dynamique, ce n'est pas très étonnant qu'il contienne des oscillations qui se propagent dans sa structure (re-sic). »
[2] Dans ‘Pour la Science’ de juin 2019, article : ‘La théorie quantique de demain’ ; ‘Les nouveaux défis de la physique quantique’. N° que je recommande, bien évidemment.