Le 29/07/2022
Ce texte correspond à la troisième partie du chapitre 3 : ‘Dialogue imaginaire avec Carlo Rovelli’ du mémoire : L’Être humain est une réalité de/dans l’Univers. Evidemment, j’ai la responsabilité complète de l’écriture de ce chapitre, toutefois, préalablement, j’ai demandé à Carlo son accord en vue d’imaginer ce dialogue. Il me l’a donné dès le lendemain.
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Le suivi historique de l’évolution de ce travail de résistance intellectuel depuis Planck, à mon sens, vaut la peine d’être pris en compte, d’être documenté, et analysé. En effet, en 1958, F. Dyson (collègue de Feynman) écrivait : « Il ne s’agit pas de comprendre la mécanique quantique, mais de sauter le pas : accepter l’idée qu’il n’y a rien à comprendre, et apprendre à se servir du formalisme mathématique pour trouver des résultats en accord avec les faits expérimentaux. Et il ajoutait qu’avec le temps, les étudiants acceptent avec une résistance décroissante d’être brisé (to be broken down) pour consentir à cette attitude. »
Encore aujourd’hui, étonnamment, S. Haroche[1] persiste à penser qu’il est toujours préférable de commencer par « tais-toi et calcule », plutôt que d’introduire les jeunes étudiants dans le monde de la physique quantique avec les questions de son interprétation. Ceci est à mon avis une question de pratique et de culture scientifique qui nous imprègne car les jeunes étudiants n’ont plus les mêmes blocages intellectuels que les générations précédentes. S. Haroche devrait considérer que l’évolution de type darwinienne du câblage de nos cerveaux continue d’agir et produire des effets progressifs au fur et à mesure que la connaissance et le questionnement scientifiques progressent grâce à des changements de paradigmes. Un grand spécialiste de la physique quantique comme Anton Zeilinger, dans son laboratoire à Vienne, constate régulièrement cette flexibilité cérébrale véloce et enthousiasmante des générations les plus récentes : « Quand des jeunes rejoignent mon groupe, on voit qu’ils cherchent leur chemin à tâtons dans le noir et qu’ils ne le trouvent pas intuitivement. Mais au bout d’un moment, deux ou trois mois, ils trouvent leur rythme, et ils développent cette compréhension intuitive de la mécanique quantique, et c’est très intéressant à observer. C’est comme apprendre à faire du vélo. »
Je propose de considérer que la conception de la physique classique offre le confort d’une pensée d’une description physique du monde hors de soi, mais avec l’avènement de la mécanique quantique nous devons considérer que nous avons non seulement atteint la fin du confort de cette pensée mais que celui-ci est irréversiblement aboli. Car la mécanique quantique rend compte aussi de l’organisation et du fonctionnement du monde intérieur constitutif de l’être humain. Au plus bas niveau, pensons à la chimie quantique, à un niveau constitutif plus élevé, considérons la biologie quantique, au stade le plus élevé de ce qui fait de nous des êtres humains se développe exponentiellement le domaine des neurosciences. Par exemple dans ce domaine, des propriétés et des méthodes spécifiquement quantiques permettent de modéliser des aspects de la dynamique du fonctionnement du cerveau comme indiqué ci-dessus. Grâce à la physique quantique nous disposons d’outils, de concepts, de méthodes, appropriés pour accéder à la compréhension et à la description du réel de l’humain. Avec la mécanique quantique une place est attribuée à l’observateur, celui-ci n’est plus extérieur à la théorie qui décrit le monde. La frontière jusque-là, apparemment, infranchissable entre la nature et celui qui la regarde et la pense n’a plus de raison d’être.
Nous disposerions donc d’un unique corpus théorique qui nous permet de progresser dans la compréhension du réel de l’humain ainsi que du non-humain-du réel. Le préalable philosophique du réalisme pur tel qu’il a été défini par Einstein et adopté par une très grande majorité de physicien ne peut plus servir de référence. La frontière supposée, sous-entendue, qui fit que le principe du réalisme scientifique Einsteinien s’imposa, est gommée. Ainsi on peut comprendre le travail de résistance acharné qu’il développa, sans succès, pour relégitimer le cadre préalable d’une philosophie réaliste pure. Pour lui, il sera impossible d’attribuer à la mécanique quantique le label d’une théorie complète tant que les conditions du rétablissement de cette frontière ne seront pas réunies. C’est la fonction assignée à ces fameuses variables cachées dont il fit l’hypothèse. L’article dénommé EPR publié en 1935 est un condensé des préoccupations d’Einstein avec le titre suivant : « Est-ce que la description par la mécanique quantique de la réalité physique, peut être considérée complète ? », avec la phrase introductive impérative résumant son point de vue : « Chaque élément de la réalité physique doit avoir une contrepartie dans la théorie physique. » Depuis il n’y a plus que quelques équipes de théoriciens, au monde, qui travaillent sur le sujet des variables cachées.
Weinberg n’a pas non plus pressenti qu’avec l’avènement de la mécanique quantique la dichotomie entre monde extérieur et monde intérieur de l’être humain n’avait plus lieu d’être. Il n’a pas non plus intégré l’idée que la mécanique quantique est une boite à outils théorique supportant de décrypter à la fois les lois de la matière inerte, les lois de la matière active organisée, le vivant, lorsqu’il formule le grief suivant : « Or, une théorie ne devrait pas se référer aux êtres humains dans ses postulats (sic). Il serait souhaitable de pouvoir comprendre des choses macroscopiques, comme les appareils expérimentaux et les êtres humains, selon les termes de la théorie sous-jacente. Il n’est pas souhaitable de les voir intégrés au niveau des axiomes de la théorie. » Il a expliqué que toutes les recherches qu’il avait menées pour tenter de dépasser ce qui lui paraissait fondamentalement anormal restèrent infructueuses. En conséquence, il reconnaissait que les fondements de la mécanique quantique définis par l’école de Copenhague étaient toujours incontournables et... extraordinairement fertiles.
Ce qui fut déroutant au début des années 1920, pour la plupart des théoriciens, c’est l’émergence empirique, progressive, d’axiomes formulés sans fondements théoriques préalables, pas même considérés intuitivement. Un nombre non négligeable de ces théoriciens acceptèrent cette démarche empirique, pragmatique, par la force des choses, en considérant que c’était une situation provisoire. Par exemple Max Planck était convaincu que la constante h qu’il avait été obligé d’introduire en 1900 pour rendre compte du rayonnement du corps noir n’était qu’un pur artefact. Finalement, d’ajustements empiriques en ajustements empiriques, c’est un corpus théorique qui, progressivement, s’est consolidé et a définitivement émergé en rupture complète avec celui de la physique classique. L’injonction persistante : ‘Tais-toi et calcule’, rappel qu’après un siècle la rupture n’est pas assimilée.
Ceci étant dit, Carlo, a priori je devrais être d’accord avec toi lorsque tu déclares p.88 : « Il n’y a aucune raison de penser que l’observateur réel n’est pas, lui aussi, décrit par la théorie quantique. », toutefois cette déclaration est très générale. Celle-ci renvoie à ce que tu écris p.163 : « Or il est absurde de penser qu’un être humain, son esprit ou les chiffres qu’il emploie, joue un rôle particulier dans la grammaire de la nature. » Or, la grammaire n’est pas là par elle-même. Elle ne nous est pas donnée. Elle est là, parce que tu l’as placé là. C’est donc que tu as réalisé une projection particulière, personnelle. Tu ne peux pas affirmer que : « la grammaire de la nature est là sans moi ». Ton esprit a joué un rôle particulier, il a créé ce concept de grammaire que tu prêtes à la nature, pour assurer un discours qui se veut abouti sur la nature. On ne sait pas ce qu’est un observateur réel, c’est une anticipation que tu proposes qui ne peut pas être de mise. Je ne pense pas qu’elle pourra être un jour de mise car cela supposerait que l’observateur, que nous sommes, pourrait être sur la voie d’une pétrification. Il y a des raccourcis théoriques que nous devons éviter.
L’observateur est d’autant plus difficile à appréhender dans une réalité finale quelconque, qu’il ne cesse d’évoluer en se dotant présentement d’outils développés grâce à l’intelligence artificielle. Dans un futur proche son évolution se fera grâce à des moyens complémentaires prothétiques dont il est impossible d’en prédire les limites.
L’être humain observateur est multiple. Je persiste de considérer que chez l’être humain cohabitent un être de la nature et un être dans la nature. Cohabitation perpétuellement en déséquilibre car l’être dans la nature ne cesse vouloir réduire le périmètre, l’impact, de l’être de la nature. Ainsi s’explique la dynamique de la volonté de connaissance de l’être humain, celle-ci est, et sera inépuisable.
Roger Penrose, en tant que physicien fut une sorte de pionnier pour tenter de découvrir le/les liens entre le savoir des lois physiques et le savoir, du pourquoi, du comment il pourrait émerger de notre système cérébral, lorsque dans les années 1980 avec l’anesthésiologiste Stuart Hameroff, il avait essayé de découvrir une relation, entre la structure naturelle et le fonctionnement naturel de notre cerveau, avec notre compréhension et in fine certains énoncés des lois physiques. Ainsi, concrètement, dans sa recherche il avait tenté d’attribuer à la gravité le processus de la réduction de la fonction d’onde[2]. Sa pré-vision était que les problèmes de la mécanique quantique et ceux que pose la compréhension de la conscience sont liés de multiples façons. Il essaiera d’identifier quels types de structures et d’actions du cerveau pourraient servir de support à ces types nouveaux de processus physiques. Ainsi il avait été amené à énoncer : « Non seulement j’affirme que nous avons besoin d’une nouvelle physique, mais aussi celle-ci doit s’appliquer à l’action du cerveau. » Il fut de plus amené à admettre que les concepts de la mécanique quantique puissent intervenir dans la compréhension des phénomènes mentaux chez l’homme.
Certes, depuis le temps, les travaux de R. Penrose n’ont pas à ce jour ouvert de voies fructueuses qui laisseraient envisager des résultats prometteurs, par contre depuis quelques décennies les neuroscientifiques progressent à grand pas en ce qui concerne la compréhension du fonctionnement du cerveau ainsi que de ses dysfonctionnements. Une étroite coopération devrait s’engager entre les physiciens et les neuroscientifiques car nous devrions explicitement prendre en compte le fait que la physique est la science de l’interface entre l’être humain et la nature.
Cette coopération entre physiciens et neuroscientifiques est objectivement pressenti par les auteurs de l’article du 11 Mai 2022 rapporté par Ingrid Fadelli : « Exploitation des méthodes du groupe de renormalisation pour étudier comment le cerveau traite l’information », cité ci-avant, puisque les auteurs de cet article annoncent la perspective suivante : « À l’avenir, la théorie introduite pourrait être utilisée pour examiner diverses autres dynamiques cérébrales et processus neuronaux, allant au-delà de la criticité. En outre, cela pourrait finalement ouvrir la voie à l’introduction d’autres constructions théoriques (sic) fusionnant la physique et les neurosciences. »
D’autres constructions théoriques fusionnant la physique et les neurosciences : voilà un projet ambitieux qui devrait nous mobiliser. Peut-être est-il déjà entrepris par des chercheurs pionniers dans quelques laboratoires. J’ai vraiment la conviction que c’est une voie à suivre. Le décloisonnement des connaissances scientifiques, auquel j’aspire depuis longtemps, demande de vaincre des inerties très significatives. Il me semble que pour prendre le problème à bras le corps, il faut réunir un comité scientifique ad-hoc, avec les moyens appropriés, ayant la vocation de catalyser au niveau international des lignes directrices, proposées dans un manifeste, qui engendreront des axes de recherches et d’enseignements pluridisciplinaires.
Enfin je cite ce que nous dit Christof Koch[3] : « Il ne fait guère de doute que notre intelligence et nos expériences résultent des capacités naturelles de notre cerveau à établir des enchaînements de causes et d’effets. Cette disposition a extrêmement bien servi la science au cours des derniers siècles. Le cerveau humain, cet organe d’à peine un kilo et demi à la texture comparable au tofu, est de loin le morceau de matière active organisée le plus complexe connu de l’univers. Mais il obéit aux mêmes lois de la physique que les objets de la nature connus actuellement. Rien n’échappe à ces lois. Nous ne comprenons pas encore tout à fait les mécanismes causaux en jeu, mais nous les expérimentons tous les jours. » La première phrase citée de Ch. Koch, doit mettre en éveil notre vigilance car nous ne disposons toujours pas des connaissances assurées pour affirmer ce qui est prétendu par l’auteur : que notre intelligence si diverse résulterait directement des capacités naturelles de notre cerveau... Certes, notre cerveau est un substrat essentiel duquel émerge nos capacités intellectuelles. D’un côté il y a de la matière active organisée, de l’autre de l’immatériel ! Ce sont des phénomènes extraordinaires qui sont en jeux, et nous sommes totalement impliqués dans ce cercle magnifique. Restons lucide, notre compréhension de ce processus du passage d’une activité matérielle propre à notre cerveau à l’émergence d’un flux immatériel continu de cogitations et de pensées, humaines et humanisantes, ne nous sera peut-être à jamais vraiment accessible. Peut-être qu’à ce niveau nous esquissons l’horizon limite de notre capacité d’introspection.
Grâce aux avancées actuelles et à venir, que permettent les travaux des chercheurs en neurosciences, les physiciens bénéficieront d’une compréhension plus élaborée concernant notre relation cognitive avec la nature telle qu’elle est engendrée, ils bénéficieront aussi d’une compréhension des motivations et des dynamiques misent en œuvre. A mon sens, Carlo, la conception structuraliste globale relationniste entre l’être humain et la nature, que tu proposes, ne peut pas intégrer, pas plus bénéficier des avancées des connaissances qui sont et seront développées à propos de nos capacités cognitives.
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La publication du chapitre 3 est ainsi close. Le 5 Août sera publié la 1e partie du chapitre 4 : ‘Au sein d’une éternité parmi tous les possibles …’
[1] Professeur honoraire au Collège de France. Membre de l’Académie des sciences et prix Nobel de physique en 2012 pour la mise en œuvre des méthodes permettant de manipuler et de mesurer des objets quantiques individuels.
[2] Dans une publication en 2020 et une plus récente de juin 2022, une équipe de recherche dirigée par Catalina Curceanu il a été clairement indiqué que les effets déductibles de cette hypothèse ne sont pas observés. Une 3e étape expérimentale est programmée
[3] Directeur scientifique et président de l’institut Allen pour les sciences du cerveau, à Seattle. In ‘Pour la Science’ Hors-série N° 115